Alfred de MUSSET: La Nuit vénitienne

Publié par Cléanthe le

Razetta, un noble vénitien désargenté, aime Laurette. Mais son tuteur l’a promise à un prince allemand. Découvrant avec colère qu’elle doit épouser le Prince d’Eysenach, Razetta, fou de jalousie, s’introduit masqué au bal donné en son honneur, et glisse un billet à Laurette où il lui ordonne de fuir ou bien d’assassiner le prince avec le stylet qu’il lui remet. Sinon, il se suicidera à onze heures. Mais face au charme du prince, Laurette semble céder. Elle reste passive et laisse le Prince détruire billet et arme. Lorsque l’horloge sonne onze heures, elle n’a ni fui, ni agi.

Ce fut un four, un mémorable four, qui marqua durablement la carrière théâtrale de Musset! En 1830, le jeune poète de vingt ans, à qui un premier recueil, les Contes d’Espagne et d’Italie, avait su conférer un succès teinté de scandale, compose pour le théâtre de l’Odéon une pièce, un simple lever de rideau destiné à tester le goût du public et à lui donner sa chance. Nous sommes l’année même du scandale d’Hernani représenté par Hugo. La mode est au romantisme. Hélas, après deux seules représentations, les 1er et 3 décembre, la pièce est arrêtée. Un détail burlesque provoque les sifflets: l’actrice principale, qui s’est adossée au cours du drame à une barrière du décor qui n’était pas encore bien sèche, voit sa robe quadrillée de vert, provoquant l’hilarité du public. Mais surtout le drame étonne, surprend, désole. La presse, quasi unanime, dénonce une « rapsodie sans suite », un « drame extravagant ». Une véritable bronca accompagne la représentation dès la deuxième scène. Et pas de jeune garde romantique, comme pour la bataille d’Hernani, qui défende la pièce. Après la représentation du 3 décembre, elle est retirée de l’affiche. Amer, Musset se désole « qu’on pût trouver dans Paris de quoi composer un public aussi sot que celui-là ». Il ne donnera plus rien au théâtre, continuant cependant à composer des drames, mais à seule fin de publication, réunis à partir de 1834 sous le titre d’Un spectacle dans un fauteuil. L’ironie est que c’est sans doute sous la plume de Musset, dans ce théâtre destiné à la lecture, et non à la représentation, qu’on trouve parmi les seules vraies réussites du théâtre romantique retenues par la postérité: Les Caprices de Marianne, Fantasio, On ne badine pas avec l’amour…. Et son chef-d’oeuvre: Lorenzaccio.

Pourtant, cette Nuit vénitienne n’est pas sans intérêt sous ses dehors de rhapsodie théâtrale: l’amour violent, jaloux de Razetta, dans la pure veine romantique, en rage contre la loi sociale qui donne le droit aux pères de cèder leur fille en mariage contre l’inclination de leur coeur, cède rapidement la place au tableau d’une toute jeune femme tombant sous le charme du mari qui lui est imposé, dans une sorte de marivaudage d’esprit très 18e siècle, avant que Razetta lui-même, que le désespoir conduit au seuil du suicide, se ravise et suive au cabaret une troupe de fêtards qui passe par là. L’intrigue avait de quoi surprendre, scandaliser même. Pas de sang, ni de scènes pathétiques. Au lieu de cela, une simple pochade, traduisant au plus prêt, dans un mouvement désinvolte, les faux semblants du désir. L’ironie envers les lieux communs du romantisme était patente. On peut comprendre que dans la bataille qui sévissait alors entre Classiques et Romantiques, Musset se soit retrouvé bien vite au ban des deux camps.

Alors, la pièce est courte, mais je n’ai pas boudé mon plaisir: critique espiègle de l’héroïsme romantique, du culte des passions excessives, vision désabusée des grandes déclarations d’amour, désinvolte dénonciation de l’absurdité des comportements humains, retournement comique des codes de l’écriture tragique, clin d’oeil à la littérature du 18e siècle et en particulier à Marivaux dont, à la différence des autres romantiques, Musset ne s’est jamais détourné, ce petit drame d’un jeune auteur impertinent et précoce est tout cela à la fois.

« LE PRINCE : Il faut songer, chère princesse, que si votre gouvernante vous gênait, si votre tuteur vous contrariait, si vous étiez surveillée, tancée quelquefois, vous allez entrer demain (n’est-ce pas demain?) dans une atmosphère de despotisme et de tyrannie; vous allez respirer l’air délicieux de la plus aristocratique bonbonnière; c’est de ma petite cour que je parle, ou plutôt de la vôtre, car je suis le premier de vos sujets. Une grave duègne vous suivra, c’est l’usage; mais je la payerai pour qu’elle ne dise rien à votre mari. Aimez-vous les chevaux, la chasse, les fêtes, les spectacles, les dragées, les amants, les petits vers, les diamants, les soupers, le galop, les masques, les petits chiens, les folies? – Tout pleuvra autour de vous. Enseveli au fond de la plus reculée des ailes de votre château, le prince ne saura et ne verra que ce que vous voudrez. Avez-vous envie de lui pour une partie de plaisir? un ordre expédié de la part de la reine avertira le roi de prendre son habit de chasse, de bal ou d’enterrement. Voulez-vous être seule? Quand toutes les sérénades de la terre retentiraient sous vos fenêtres, le prince, au fond de son donjon gothique, n’entendra rien au monde; une seule loi régnera dans votre cour : la volonté de la souveraine. Ressembleriez-vous par hasard à l’une de ces femmes pour qui l’ambition, les honneurs, le pouvoir eurent tant de charmes’? Cela m’étonnerait, et mon vieux docteur aussi; mais n’importe. Les hochets que je mettrais alors entre vos mains, pour amuser vos loisirs, seraient d’autre nature : ils se composeraient d’abord de quelques-unes de ces marionnettes qu’on nomme des ministres, des conseillers, des secrétaires: pareil à des châteaux de cartes, tout l’édifice politique de leur sagesse dépendrait d’un souffle de votre bouche; autour de vous s’agiterait en tous sens la foule de ces roseaux, que plie et relève le vent des cours; vous serez un despote, si vous ne voulez être une reine. Ne faites pas surtout un rêve sans le réaliser; qu’un caprice, qu’un faible désir n’échappe pas à ceux qui vous entourent, et dont l’existence entière est consacrée à vous obéir. Vous choisirez entre vos fantaisies, ce sera tout votre travail, madame; et si le pays que je vous décris…
LAURETTE: C’est le paradis des femmes.
LE PRINCE : Vous en serez la déesse.

Alfred de MUSSET, La Nuit vénitienne ou Les Noces de Laurette, in Théâtre complet, Bibliothèque de la Pléiade.


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