Virginia WOOLF: Flush – biographie
Flush est un cocker spaniel, élevé dans la campagne anglaise, fier de sa lignée toute de nobles épagneuls. Elevé chez Miss Mitford, il est un jour offert à Elizabeth Barrett, une jeune femme recluse et malade, vivant sous la domination de son père. Finies les joies de la campagne, les courses après les lapins dans les bois. Flush, le noble cocker anglais, devient le fidèle compagnon de la poétesse recluse, partageant sa solitude et ses moments de tendresse. L’arrivée de Robert Browning, admirateur de la poésie d’Elizabeth, bouleverse leur quotidien. Flush, d’abord jaloux, assiste à la romance naissante entre les deux poètes. Mais un jour, au hasard d’une promenade dans le quartier cossu où il loge, Flush est kidnappé par des voleurs de chiens…
Quel étonnant et subtil petit livre! Cela faisait longtemps que ce titre m’intrigait dans la bibliographie de Virginia Woolf, autrice que je place au sommet de mon Olympe littéraire. C’est dire si j’attendais beaucoup – et si j’appréhendais d’être déçu aussi par cette biographie singulière, cette histoire d’un chien, texte délicieux, humoristique sans doute, mais dans lequel j’avais peur de ne trouver qu’une simple pochade. Au contraire! Les deux premières pages ont suffi à apaiser mes craintes. Avec Flush, nous sommes loin sans doute des expérimentations modernistes et polyphoniques d’autres oeuvres de l’autrice. Mais quel grand petit livre! Un vrai délice de lecture! Publié en 1933, dans le creux de deux moments majeurs de l’oeuvre que sont Les Vagues et Les Années, Flush offre en effet bien plus qu’une simple biographie d’un cocker spaniel. À travers le regard de Flush, chien de la poétesse Elizabeth Barrett Browning, Woolf explore des thèmes aussi variés que le genre, les inégalités sociales, les contrastes de l’époque victorienne, et même la condition de la femme artiste. Ce roman, souvent perçu comme une « pochade » légère après l’intensité moderniste des Vagues, se révèle en réalité une œuvre subtile et satirique, mêlant réalité historique et fiction avec la finesse caractéristique de Woolf.
Car Flush n’est pas seulement un animal de compagnie ; il est un symbole des tensions sociales de son époque. Aristocrate parmi les chiens, il reflète les hiérarchies rigides de la société victorienne, où chaque être – humain ou animal – est assigné à une place prédéterminée. Ainsi lorsque Woolf utilise son enlèvement par des « dognappeurs » pour dépeindre les inégalités flagrantes de Londres en 1846: d’un côté, les quartiers cossus de Wimpole Street, où Elizabeth Barrett vit recluse ; de l’autre, les bas-fonds de Whitechapel, où Flush est retenu contre rançon. Cet épisode devient une métaphore de l’obsession bourgeoise pour la propriété et la sécurité, tout en offrant une critique acerbe des disparités sociales.
À travers Flush, Woolf dépeint ainsi une société victorienne marquée par des contrastes violents : entre humains et animaux, entre femmes de différentes classes sociales, entre richesse et pauvreté. Le chien, promené en laisse dans les beaux quartiers, incarne à la fois un privilège et une vulnérabilité. Son point de vue naïf, mais perspicace, permet à Woolf de dévoiler les absurdités et les injustices de son temps. Plus tard, après avoir suivi sa maîtresse en Italie, Flush, comme Fabrice del Dongo à Waterloo dans La Chartreuse de Parme de Stendhal, assiste à des événements historiques – les manifestations florentines de 1847 – sans en comprendre pleinement la portée. Cette ignorance narrative, proche de celle de l’enfant dans Ce que savait Maisie de Henry James, invite le lecteur à déchiffrer les silences et les non-dits, révélant ainsi l’indifférence et les dysfonctionnements de la société des hommes.
Les hommes, justement, voilà l’affaire. La société victorienne est une société dominée par les hommes, où les femmes qui lisent, pensent et souhaitent écrire, sont ramenées au catégories du charmant, du mignon – à de jolis ouvrages de dames, aux ornements de l’existence. Tout ce dont Virginia Woolf voulait affranchir son écriture! Méditée à la suite de la lecture de la correspondance d’Elizabeth et Robert Browning, Flush est donc aussi une étape importante dans la réflexion, par Virginia Woolf, sur la possibilité de l’écriture, quand on est comme elle femme et issue d’un milieu d’ « éminents victoriens ». Ainsi lorsque Elizabeth Barrett Browning s’enfuit en Italie avec Robert Browning, emmenant Flush avec eux, le roman prend une nouvelle dimension. En Italie, Flush découvre une liberté inconnue dans l’Angleterre victorienne. Il explore les rues de Florence, s’adapte à une vie plus insouciante, et observe les transformations de sa maîtresse, qui s’épanouit dans son amour pour Robert. Cette évasion géographique et émotionnelle symbolise une rupture avec les contraintes sociales et une quête de libération personnelle. Pour Elizabeth, comme pour Woolf elle-même, il s’agit d’une réflexion sur le destin de la femme artiste, osant écrire et aimer en son nom propre.
Mais ce qui frappe peut-être le plus dans Flush, c’est l’importance accordée aux sensations. C’est en tout cas ce qui rend toujours pour moi la lecture d’un roman de Virginia Woolf une expérience extraordinaire. D’autant plus extraordinaire, qu’il s’agit ici d’un monde perçu à hauteur de chien! Woolf, à travers les perceptions olfactives, tactiles et visuelles de Flush, restitue le monde dans toute son immédiateté. Une pierre chauffée par le soleil, les parfums entêtants d’une église, le contact d’un tissu ou d’une surface minérale – ces détails sensoriels deviennent des éléments libérateurs, offrant une échappée au cadre corseté de la société victorienne. Dans cette attention aux sens, Woolf révèle une esthétique de l’obscur, de l’invisible, du menu enfin libéré et offert à la perception. Et cela tient du tour de force.
Bref, je ne crois pas avoir besoin d’en dire plus, j’ai adoré. Une fois de plus, devrais-je dire, chaque roman de Virginia Woolf renouvelant à chaque fois l’impression d’être en train de lire sans doute l’oeuvre complète que, s’il fallait choisir, j’emporterais sans hésitation aucune sur l’île déserte!
« C’est ici que le biographe se voit contraint de s’interrompre un moment. Si deux ou trois mille mots se révèlent insuffisants pour décrire ce que nous voyons – et Mrs. Browning dut admettre qu’elle avait été tenue en échec par les Apennins : « Je ne saurais vous donner une idée juste de toutes ces choses», admit-elle – il n’y a pas plus de deux ou trois mots pour décrire ce que nous sentons. Le nez humain est quasiment inopérant. Les plus grands poètes n’ont jamais perçu que le parfum des roses ou l’odeur de la fange. Les degrés infinis qui les séparent restent innommés. Pourtant Flush vivait pour l’essentiel dans le monde des odeurs. Les formes et les couleurs étaient des odeurs. La musique et l’architecture, les lois, la politique et la science étaient des odeurs. La religion elle-même était une odeur. Décrire ce qu’était sa perception quotidienne d’une côte de mouton ou d’un biscuit nous échappe. Mr Swinburne lui-mêmen’aurait pu dire ce qu’était l’odeur de Wimpole Street un chaud après- midi de juin. Quand à décrire l’odeur d’un epagneul melangée à celle des torches, des lauriers, de l’encens, des bannières, des bougies et d’une couronne de pétales de roses écrasée sous une chaussure en satin conservée longtemps dans le camphre, Shakespeare peut-être, s’il avait musardé en écrivant Antoine et Cléopâtre… Mais Shakespeare ne musardait jamais. Tout en confessant notre impuissance, nous devons constater que durant ces années qui furent, pour Flush, les plus riches, les plus libres, les plus heureuses de son existence, l’Italie ne fut qu’une succession d’odeurs.
Virginia WOOLF, Flush, traduction Catherine Bernard, Œuvres romanesques II, Bibliothèque de la Pléiade
Une lecture commune avec Ingannmic
Et ma participation à la thématique de janvier à l’événement Les classiques, c’est fantastique, animé par Moka et Fanny.
1 commentaire
Ingannmic · 31 janvier 2025 à 14 h 58 min
Quel billet, bien plus complet que le mien, notamment sur ce que sous-entend ce texte, bien moins léger qu’on pourrait le croire de prime abord.. J’espère que tu vas mieux !