Tzvetan TODOROV: La littérature en péril

Tzvetan TODOROV: La littérature en péril

” Aussi loin que remontent mes souvenirs, je me vois entouré de livres. Mes deux parents exerçaient la profession de bibliothécaire, il y avait toujours trop de livres à la maison. Ils échafaudaient constamment des plans pour de nouveaux rayonnages destinés à les absorber; en attendant, les livres s’accumulaient dans les chambres et les couloirs, formant des piles fragiles au milieu desquelles je devais ramper. J’ai vite appris à lire et commencé à avaler les récits classiques adaptés pour la jeunesse, Les Mille et une nuits, les contes de Grimm et d’Andersen, Tom Sawyer, Oliver Twist et Les Misérables. Un jour, âgé de huit ans, j’ai lu un roman en entier; je devais en être bien fier car j’ai écrit dans mon journal intime: ‘Aujourd’hui j’ai lu Sur les genoux de grand-père, livre de 223 pages…”

A première vue, il ne s’agit que d’un tout petit livre, 90p., dont la couverture, plus que le titre m’a séduit, pour un petit après-midi de lecture, entre deux gros pavés (Du côté de chez Swann et L’hiver de la grande solitude, dont les billets sont à suivre). J’aime parfois lire des essais, surtout lorsqu’ils sont synthétiques – ou alors lire ou relire un chapitre d’un essai plus ambitieux – pour aérer mes lectures. Et lorsque l’essai en question porte justement sur la lecture, le plaisir, qui confine alors, j’ose pudiquement le reconnaître, à une forme d’onanisme littéraire, n’est jamais aussi bon: prendre plaisir à lire des livres qui parlent du plaisir de lire des livres…

La littérature en péril est de cette catégorie, quoique sur un mode grognon, puisque Tzvetan Todorov y déplore l’évolution des études littéraires en France, devenues victimes, selon lui, d’une conception étroite et formaliste, qui oublie ce faisant que la littérature est d’abord un outil fondamental pour qui veut comprendre le monde et ses complexités. Selon lui, en effet, ces dernières décennies, l’enseignement scolaire de la littérature s’est trop focalisé sur des approches purement techniques ou théoriques, comme l’analyse des structures narratives, des formes, des genres, et des procédés stylistiques, au détriment du sens profond des œuvres.

Car le texte littéraire ouvre à autre chose qu’à la connaissance des moyens formels qu’il déploie. Les étudier ne saurait avoir de sens en soi-même, sinon à ouvrir à cette expérience humaine à quoi le texte littéraire donne accès et confronte le lecteur. La littérature est une voie privilégiée pour accéder à la condition humaine, non seulement en tant qu’art, mais aussi comme un moyen de réflexion morale et existentielle. Elle permet d’explorer la diversité des expériences humaines, les dilemmes moraux, les émotions, et les relations interpersonnelles, ce qui en fait une clé pour comprendre l’autre.

Le piquant de ce livre est sans doute que Todorov a lui-même contribué en partie à la conception formaliste qu’il dénonce: spécialiste de narratologie et d’analyses formelles, il a partagé l’aventure du structuralisme et contribué à diffuser les théories des grands formalistes russes. Ce qu’il prend bien garde à contextualiser cependant: sous les régimes communistes (d’où il vient: Todorov est né et a commencé à étudier en Bulgarie), dominés par la critique idéologique, où les analyses littéraires s’intéressaient surtout à déterminer le degré de conformité des textes littéraires avec la doctrine du Parti et leur contribution à la formation dans la classe ouvrière du sentiment d’un destin collectif, les recherches formalistes russes ont pu apparaître comme un espace de liberté libéré des oukases idéologiques; en France, les études littéraires telles que les a trouvées Jakobson à son arrivée à Paris dans les années 50, dominées par la critique externe des textes (étude de la biographie de l’écrivain, des sources, des brouillons et manuscrits), si elles ne manquaient pas de valeur scientifique, demandaient à être rééquilibrées. L’aventure structurale, selon Jacobson, a été ce grand moment de rééquilibrage. Mais au service du sens du texte, pas de la connaissance de ses propres outils.

Le plus intéressant du livre reste cependant, au-delà de tout cela, le rapide tour d’horizon offert par Todorov, pour illustrer l’évolution du statut de la littérature dans l’histoire, des esthétiques de la littérature et du mode de connaissance à quoi elle donne accès, de l’esthétique classique, dominée par l’idée que la beauté artistique se définit par sa vérité et sa contribution au bien, à la rupture de la modernité. Sous le double effet de la sécularisation de l’expérience religieuse et d’une sacralisation concomitante de l’art, l’artiste devient en effet créateur, et son activité conçue par analogie avec celle de la création divine. L’oeuvre prend alors moins garde à intruire ou à imiter la nature, mais à produire de la beauté. La contemplation esthétique, le jugement de goût, le sens du beau deviennent des entités autonomes. L’enjeu de ces esthétiques, celles du 17e siècle, celle des Lumières, reste cependant la connaissance, comme le développent les belles pages consacrées à Lessing, Kant et Benjamin Constant.

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