Pierre CORNEILLE: Cinna (ou la Clémence d’Auguste)
Elevée par Auguste comme sa propre fille, Émilie cache en son cœur une haine imprescriptible contre l’empereur qui, à l’occasion des luttes qui l’ont amené au pouvoir, a proscrit et fait mourir son père. S’appuyant sur Cinna, qui l’aime d’un amour passionné, sa vengeance est prête. Une conspiration est organisée. Et on s’apprête à immoler l’empereur lors d’un sacrifice que celui-ci doit donner. Cependant Auguste, prisonnier d’une royauté qui le fait craindre, mais l’isole chaque jour davantage, doute de son pouvoir et songe à abandonner la tête de l’Empire…
Je trouve que la vie de nos blogs est à l’image de la littérature d’aujourd’hui. C’est un peu comme entrer dans une librairie. Le triomphe du roman a fini par tout emporter. A côté de quelques beaux albums, quelques essais trouvent place parfois, la nouvelle parvient à se frayer un chemin, la poésie est négligée, et le théâtre se fait quasiment oublier. J’ai décidé donc de parler plus de théâtre. Et d’abord d’en lire plus moi-même, en commençant par ce théâtre classique français pour lequel j’éprouve depuis très longtemps une admiration sans borne. Même si j’avoue n’avoir pas lu ou vu grand chose en dehors des trois « grands », Molière, Racine et Corneille. Il faut dire que j’ai toujours beaucoup aimé Molière, auquel je reviens régulièrement. Longtemps j’ai porté Racine aux nues. Ce n’est que lentement que je suis entré dans l’oeuvre de Corneille. Horace était jusqu’à présent la tragédie de Corneille que j’admirais le plus. C’était sans compter avec cette lecture récente de Cinna, qui a fini par tout emporter.
C’est peu dire en effet qu’il s’agit d’un chef-d’oeuvre. Une réflexion subtile sur le pouvoir (comme souvent chez Corneille), sur la fondation du pouvoir politique et son rapport à la violence (qui est au centre aussi de bien des pièces de l’ecrivain), un sommet sans doute dans la dramaturgie tragique, une tragédie qui finit bien… – on trouve tout ça dans Cinna, et bien d’autres choses encore. Difficile d’en résumer tous les enjeux. Je me bornerai donc ici à tirer quelques fils…
Il y a d’abord ce sous-titre : La Clémence d’Auguste. Car Auguste est un empereur libéral. S’interrogeant sur la pertinence de conserver le pouvoir ou d’y renoncer, il demande les lumières de ses deux plus proches conseillers, Cinna et Maxime, les chefs sans qu’il le sache de la conspiration. Prince tout puissant, Auguste est seul face à son pouvoir, condamné à cette solitude qui est le revers de la toute puissance. La scène 1 de l’acte II au cours de laquelle Cinna et Maxime développent devant lui deux visions de son destin politique est ainsi à la fois une belle réflexion sur le pouvoir, et en même temps, pour le lecteur/spectateur informé de la conspiration, un moment dramatique où il attend de voir comment chacun des deux conspirateurs se comportera à l’égard de son prince. Jaloux de sacrifier le tyran, Cinna fait à Auguste l’éloge du pouvoir absolu, devant un Maxime médusé, révélant l’autre mobile de l’action : si Cinna aime Emilie et veut lui offrir la vengeance à laquelle elle aspire tant, et que la libéralité d’Auguste pourrait éloigner, Maxime est secrètement amoureux de la jeune femme et tient entre ses mains leur destin à tous.
Informé de la menace qui pèse contre lui, que fera l’Empereur ? Car si Cinna est bien d’abord évidemment la tragédie de Cinna, elle pourrait être tout autant aussi celle d’Auguste. Au début de la tragédie, Auguste est tenté d’abandonner le pouvoir. La conspiration qu’il apprend, en même temps qu’elle révèle toujours un peu plus la solitude du prince, condamné à découvrir jusque dans sa propre maison que les uns après les autres l’ont trahi, relance la soumission d’un homme contraint à maintenir, comme dans une sorte de création continuée politique, l’acte de violence sur lequel fut institué son pouvoir : « Mais quoi ! Toujours du sang, et toujours des supplices ! / Ma cruauté se lasse, et ne peut s’arrêter, / Je veux me faire craindre, et ne fais qu’irriter » (IV, 2). Car la tragédie qui menace Auguste, n’est pas d’abord celle d’Auguste, mais du pouvoir. Expérimentant la tension entre tyrannie et monarchie, Auguste ne sait plus s’il veut régner. Pour continuer à régner, il va falloir qu’il renonce à quelque chose – et ce n’est pas un hasard que l’idée de ce renoncement, cette faiblesse qui se révèle une force, lui vienne d’une femme, Livie, la seule par ailleurs restée fidèle à l’empereur : Auguste va devoir apprendre à retenir son pouvoir, ses passions. Prince libéral, il va devoir faire l’expérience de cette autre vertu politique : la clémence.
Le destin tragique de Cinna n’est pas moins intéressant dans la mesure où, au carrefour des deux mobiles de la pièce, le mobile politique et le mobile amoureux, qui se nourrissent l’un l’autre, Cinna fait l’expérience d’un agir entravé. Où que se tourne Cinna, son action est empêchée. Et les motifs n’en sont pas compris par ceux qui n’ont sur lui qu’une vison unilatérale. Il est significatif que, dans un rapprochement de scènes, la dernière de l’acte III et la première de l’acte IV, Cinna fasse successivement les frais de cette double méprise, de la part d’Emilie d’abord, puis d’Auguste. La solitude du héros n’est donc pas moins grande que celle de l’empereur : condamné à choisir entre l’amour de sa maîtresse et la reconnaissance envers un empereur généreux, condamné à la déloyauté envers le prince, alors qu’il est en réalité emporté par une double loyauté, Cinna ne pourra être sauvé de son destin que par la double intervention d’Auguste et d’Emilie, renonçant in extremis à exercer sur lui leur tyrannie, la tyrannie du pouvoir et celle du cœur.
Personnage tout aussi interessant, emporté à la fois par la passion de la vengeance, la fidélité à un père à quoi elle ne se voit pas renoncer, et son amour pour Cinna, Emilie n’est pas ce personnage monomaniaque qu’on a voulu voir parfois. Bien au contraire, dans cette tragédie où le rôle des femmes est déterminant pour la résolution du conflit tragique, Emilie incarne un voix singulière, celle d’une liberté qui, au-delà de son désir de vengeance, s’affirme par deux fois au cours de la pièce (III, 4 ; V, 2), dans cette sphère intime, celle du cœur, du sentiment, sur laquelle le pouvoir ne peut régner. L’affirmation de ce fond de liberté intime, irréductible, dans une pièce concentrée autour de la question des rapports de la monarchie et de la tyrannie n’est pas la moins touchante des dimensions de cette tragédie.
« Je vois ton repentir et tes vœux inconstants,
Les faveurs du tyran emportent tes promesses,
Tes feux et tes serments cèdent à ses caresses,
Et ton esprit crédule ose s’imaginer
Qu’Auguste pouvant tout, peut aussi me donner,
Tu me veux de sa main, plutôt que de la mienne ;
Mais ne crois pas qu’ainsi jamais je t’appartienne,
Il peut faire trembler la terre sous ses pas,
Mettre un Roi hors du Trône et donner ses Etats,
De ses proscriptions rougir la Terre et l’Onde,
Et changer à son gré l’ordre de tout le Monde ;
Mais le cœur d’Emilie est hors de son pouvoir. »
4 réflexions sur « Pierre CORNEILLE: Cinna (ou la Clémence d’Auguste) »
Je l’ai lu il y a… euh… au XXe siècle disons et j’en garde un bon souvenir, notamment parce qu’il n’y a pas cette hécatombe habituelle. Une pièce sur le pouvoir et son apprentissage, sur la nécessité de retenir son pouvoir pour mieux l’exercer. Faudrait que je la relise !
Oui, ta lecture est disons… un peu ancienne 😉 Retenir son pouvoir, c’est exactement cela.
Je me souviens aussi de la lecture de cette pièce. Et je te rejoins complètement quant à tes réflexions du premier paragraphe. C’est pourquoi je m’attache à notre rendez-vous poétique mensuel avec ma complice Anne et que j’essaie de présenter quelques essais. J’en lis plus que ce qu’il y a sur le blog, je reconnais que je ne fais pas toujours l’effort. Et justement, je me disais que ce pourrait être une bonne résolution, plus de chroniques d’essais. Je suis ravie de ton initiative de présenter du théâtre. J’en lis peu, plutôt contemporain, pourtant je m’y rends régulièrement, toujours avec grand plaisir.
Je me joindrais bien à vous pour ce rendez-vous poétique. Je me dis régulièrement que je lis ordinairement trop peu de poésie, alors que c’est un genre que j’apprecie énormément. A une époque, j’avais toujours un recueil en cours parallèlement à mes autres lectures. Il faudra que je m’y remette.