Marguerite DURAS: Le Ravissement de Lol V. Stein
« Lol V. Stein est née ici, à S. Tahla, et elle y a vécu une grande partie de sa jeunesse. Son père était professeur à l’Université. Elle a un frère plus âgé qu’elle de neuf ans – je ne l’ai jamais vu – on dit qu’il vit à Paris. Ses parents sont morts.
Je n’ai rien entendu dire sur l’enfance de Loi V. Stein qui m’ait frappé, même par Tatiana Karl, sa meilleure amie durant leurs années de collège. Elles dansaient toutes les deux, le jeudi, dans le préau vide. Elles ne voulaient pas sortir en rangs avec les autres, elles préféraient rester au collège. Elles, on les laissait faire, dit Tatiana, elles étaient charmantes, elles savaient mieux que les autres demander cette faveur, on la leur accordait. On danse, Tatiana? Une radio dans un immeuble voisin jouait des danses démodées – une émission-souvenir – dont elles se contentaient. Les surveillantes envolées, seules dans le grand préau où ce jour-là, entre les danses, on entendait le bruit des rues, allez Tatiana, allez viens, on danse Tatiana, viens. C’est ce que je sais.
Cela aussi: Lol a rencontré Michael Richardson à dix-neuf ans pendant des vacances scolaires, un matin, au tennis. Il avait vingt-cinq ans. Il était le fils unique de grands propriétaires terriens des environs de T. Beach. Il ne faisait rien. Les parents consentirent au mariage. Lol devait être fiancée depuis six mois, le mariage devait avoir lieu à l’automne, Lol venait de quitter définitivement le collège, elle était en vacances à T. Beach lorsque le grand bal de la saison eut lieu au Casino municipal. »
(Incipit)
Arrivé devant ce Casino, et avant de poursuivre plus avant dans ce billet que je ne sais pas encore très bien comment tourner, je prends le temps d’une petite respiration. Il y a des mois en effet dans la vie d’un lecteur qui sont bien plus heureux que d’autres. Après un mois de septembre consacré essentiellement aux essais, mon retour au roman m’a offert coup sur coup deux des plus belles expériences de lecture de ces dernières années. J’ai parlé du très beau Printemps de Sigrid Undset. Mon premier Duras (eh oui, je n’avais jamais lu Duras!) aura été un autre grand moment. Difficile cependant de traduire en mots une telle expérience – car il s’agit bien d’une expérience, j’en dirai quelques mots, je pense, à la fin de ce billet. Il m’a fallu en tout cas lire le roman une deuxième fois, dans la foulée, pour tenter d’aborder ces quelques notes de lecture. Difficile tâche!
Relisant justement la première page du Ravissement de Lol V. Stein, que j’ai placée en tête de ce billet, j’y retrouve cette impression singulière que j’ai tant aimé à la lecture de ce livre. Lol V. Stein. Un nom, tronqué. C’est sur ces premiers mots que s’ouvre le roman de Marguerite Duras. Comme une apparition énigmatique. Dans un jeu sans doute aussi avec les formes traditionnelles du roman, ou les attentes du lecteur, qui veulent qu’on présente un personnage en livrant en quelque sorte sa fiche d’Etat-Civil: nom, prénom, date et lieu de naissance, récit bref et éclairant de sa jeunesse. Que savons-nous de Lol V. Stein? Rien qu’un nom, qui n’est même pas un nom, mais une énigme, la forme tronquée d’un nom, rendue pour ainsi dire silencieuse dans la contraction même de ce nom – toute la psychologie de Lol V. Stein est contenue dans ce retranchement. Et de ce narrateur qui peine à cacher sa présence, son désir d’être, sous celle fantomatique de Lol V. Stein? Des bribes d’information. Des on dit. Une perception tout aussi subjective, dans son effort à accepter de ne pas être le narrateur omniscient du roman traditionnel, mais à assumer au contraire ce manque et à inventer devant nos yeux l’histoire de Lol V. Stein. Une histoire nourrie d’expériences. De témoignages. Tel celui de cette amie, Tatiana, qui semble la connaitre, ou a dû bien la connaitre. Mais de cela, que savons-nous aussi? Presque rien. Jusqu’à l’annonce du grand bal de la saison, au Casino Municipal de T. Beach…
La trame du roman pourrait se résumer ainsi: lors d’un bal, au Casino municipal de T. Beach, Lola Valérie Stein s’est vue ravir son fiancé, Michael Richardson, par Anne-Marie Stretter, une espèce de femme fatale, plus agée que lui. Profondément choquée par cet abandon inaugural, sur quoi le narrateur de cette histoire, devenu son amant des années plus tard, décide de commencer son récit, signalant la dimension inaugurale de cet événement traumatisant, Lol semble s’être remise de cette rupture brutale, coulant des jours heureux auprès de Jean Bedford, un musicien, rencontré lors d’une de ses promenades, qu’elle a épousée. Ils forment un couple à l’image idéale, dans leur belle maison de U.Bridge, avec leurs trois enfants. Le couple étant revenu s’installer à S.Tahla, dans la maison des parents de Lol, la jeune femme reprend ses promenades. Au cours de l’une d’elles, elle croise un couple d’amants, croyant reconnaitre son amie d’enfance, Tatiana. Une sorte de ménage à trois, mêlant amour et voyeurisme, se met en place entre Lol, Tatiana et Jacques Hold, le narrateur du roman, qui redouble celui que forme Tatiana, son mari et son amant, entre qui des relations mondaines se mettent en place. Un jour, Lol confie à Jacques Hold qu’une de ses promenades l’a conduite jusqu’à T.Beach et son désir d’y retourner avec lui…
Evénement inaugural de l’histoire de Lol, le bal du Casino de T. Beach est aussi le motif obsessionnel d’un récit dans lequel l’évocation du bal occupe justement une place centrale. Jusqu’au retour final de Lol et de Jacques Hold à T.Beach et au drame qui s’en suit. De ce bal, rappelé par des évocations incessantes tout au long du roman, nous ne sortirons jamais.
Car Le Ravissement ne se résume pas justement à la trame que j’ai rapidement résumée. Dans un effort manifeste à rompre l’idée traditionnelle de narration, Duras réussit le tour de force de faire de l’obscurité, parce qu’elle rejoint sans doute l’expérience profonde des personnages, la matière même du roman. Habile à rendre compte du trouble de son personnage principal, en même temps que son écriture pour ainsi dire n’en dit rien, ou refuse d’en dire quelque chose de trop manifeste, Duras compose ainsi un roman qui peut dérouter, tellement la cohérence interne en semble flottante, volatile, mais dont la perfection formelle s’exprime à travers une langue d’une grande beauté et une puissance d’évocation manifeste:
« Le bal tremblait au loin, ancien, seule épave d’un océan maintenant tranquille, dans la pluie, à S.Tahla. »
« Le mot traverse l’espace, cherche et se pose.
Elle a posé le mot sur moi.
Elle aime, aime celui qui doit aimer Tatiana. »
« Ses yeux crèvent mes yeux. »
« Comme la première fois Lol est déjà là sur le quai de la gare, presque seule, les trains des travailleurs sont plus tôt, le vent frais court sous son manteau gris, son ombre est allongée sur la pierre du quai vers celles du matin, elle est mêlée à une lumière verte qui divague et s’accroche partout dans des myriades de petits éclatements aveuglants, s’accroche à ses yeux qui rient, de loin, et viennent à ma rencontre, leur minerai de chair brille, brille, à découvert. »
Le Ravissement de Lol V. Stein. Le titre mérite qu’on s’y attarde. Le texte transporte le lecteur en même temps qu’il le perd, dans une expérience analogue à celle de Lol. Le mot même de « Ravissement » dit l’ambiguité de cette expérience: rapt, mais aussi enchantement – la scène vécue par Lol, et qu’elle entreprend de reproduire avec le trio amoureux qu’elle forme avec Jacques et Tatiana, épiant en secret leurs ébats amoureux, dans une illustration manifeste de l’impossibilité dans laquelle elle se trouve à sortir d’une violence qu’elle vit en même temps comme une expérience exaltante, est l’exact analogue du double ravissement à quoi Duras conduit son lecteur: tout à la fois tiré de ses habitudes de lecteur par un texte dont l’étrangeté le désoriente, voire le brutalise, et exalté par cette beauté à quoi ce ravissement le hisse. Mon empressement à relire le roman, à peine ma première lecture achevée, dit bien, je trouve, l’expérience obsessionnelle de ce chef-d’oeuvre.
4 réflexions sur « Marguerite DURAS: Le Ravissement de Lol V. Stein »
Je te rejoins, il est difficile de parler des livres de M.Duras. Lorsque je l’ai découverte, je l’ai lue avidement. Ce titre reste l’un de mes favoris. Une expérience et une énigme, c’est ça, bousculé, exalté, je retrouve toutes mes émotions de lecture. Bravo pour ce billet.
Je crois que je ne vais pas tarder moi aussi à enchainer les lectures, et profiter notamment des deux volumes de Duras dans la Pléiade, que je me suis offert il y a déjà quelques temps pour entrer plus avant dans son œuvre. J’ai déjà programmé ”Moderato cantabile” et ”Un barrage contre le Pacifique”, les deux prochains sur ma liste.
Je n’ai moi non plus jamais lu Duras, tout juste des extraits de La vie matérielle… L’amant est quelque part dans la bibliothèque de mes parents, je pense que je commencerai par là !
Je pense que L’amant est plus classique dans la forme. Bonne lecture en tout cas. C’est une découverte qui vaut vraiment la peine.