Ivo ANDRIC: La Chronique de Travnik

Ivo ANDRIC: La Chronique de Travnik

En 1942, dans Belgrade occupée par les nazis, Ivo Andric, diplomate retiré de la vie publique, écrit la chronique de Travnik, un récit historique sur sa ville natale, ancienne capitale de la province ottomane de Bosnie. Il y a quelque chose de tentant en effet, pour un diplomate yougoslave, qui a participé aux négociations de la période d’entre-guerre, de se plonger ainsi au moment où la barbarie européenne est dans ses rues et joue habillement des tensions entre communautés, au commencement du XIXème siècle, cette époque où la Bosnie commence à sortir de la longue léthargie provinciale qui l’aura dominée au cours de la période de la domination turque et s’apprête à devenir l’une des zones clés de l’histoire européenne.

Voici donc le récit, entre 1806 et 1814, de l’entrée des européens en Bosnie, à la faveur des conquêtes napoléoniennes. En 1906, une représentation diplomatique est créée à Travnik. Le consul Jean Daville, fonctionnaire impérial épris de poésie néo-classique, est chargé de représenter la France, dans ce pays hostile, frustre, où la population semble s’être liguée, malgré ses différences, dans le refus commun d’une autorité étrangère. On lui envoie bientôt un secrétaire, pour l’assister dans son travail. Puis c’est l’Autriche qui décide d’ouvrir son propre consulat.

Sous le regard d’un étranger qui ne la comprend pas – Daville- , coincé dans le huis-clos de la capitale de la Bosnie, La Chronique de Travnik nous raconte l’histoire d’un pays entre deux mondes – européen et turc – pays morcelé, tiraillé entre plusieurs cultures, des religions différentes – musulmane, catholique, orthodoxe et juive- région de grande précarité, explosive. Comment la Bosnie survivra-t-elle à son entrée dans l’Histoire – l’Histoire des Nations bien entendu, l’Histoire européenne- elle qui avait su jusqu’alors préserver sa singularité au cœur même de l’Empire ottoman grâce à son provincialisme, des rapports de coexistence précaires entre les communautés, et son inscription dans le mythe d’un refus de l’Histoire – la Province, autre nom de la Bosnie éternelle?

Il est intéressant qu’un roman aussi passionnant soit à ce point dépourvu de romanesque: pas d’intrigue amoureuse, ni de grandes actions. L’épopée napoléonienne, même quand elle s’étend jusqu’à la Dalmatie, est une aventure lointaine. Lointains aussi les soubresauts de la politique ottomane: un changement de dynastie à Istanbul n’est que la mutation d’un nouveau vizir à Travnik.

On ne trouvera pas non plus dans ce roman ce à quoi on aurait pu s’attendre, une description sociologique, ethnographique de la Bosnie, un reportage, presque une enquête.

Or ce n’est pas la seule ironie narrative de ce livre: que penser d’un roman historique sur cette région des confins de l’Europe où l’Histoire semble-t-il n’a pas de prise?

Pourtant le récit parvient toujours, je le répète, à se montrer passionnant. Il y a quelque chose dans ce livre de cette littérature des confins européens qu’on trouve si bien illustrée sous la plume des écrivains autrichiens et qui a son chef-d’œuvre dans La Marche de Radetzky de Joseph Roth, roman des marges de l’Empire, du limes, ou des marches. A ceci près que la Bosnie est ici aux confins de deux empires, zone oubliée entre deux mondes, enjeu politique, sans doute aussi stratégique, qui ne se livre que dans la ouate des rapports provinciaux, sans panache, dominée par les malheurs de la province, de toute province en ce monde, que sont la mesquinerie et l’absence d’ambition.

On y lira enfin un joli portrait de la vie diplomatique, de ses rapports au pouvoir en place, de sa nécessité de composer avec la réalité locale, souvent hostile, mais proche, tandis que le pouvoir qu’on représente, dont on dépend, lui se montre si lointain, des idéaux de la vie consulaire, des ennuis, des tracas quotidiens, parfois du découragement, et de ce petit havre de paix qu’on cherche à composer malgré tout au milieu de cette terre étrangère: la Résidence, reproduction d’un chez soi adouci d’influences étrangères.

One thought on “Ivo ANDRIC: La Chronique de Travnik

  1. Je partage votre analyse sur ce livre ( roman ? ) que je viens de terminer. J’y ajouterai toutefois la présence d’ une dimension quasi éthique sur le sens des relations inter communautaires, voire
    familiales, sur la solitude dans l’action, sur l’écart entre rêves, y compris d’écriture, et réalité…écrit aux résonances morales et politiques très contemporaines….à lire aussi  » Le Pont sur
    la Dvrina « 

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