Ivan TOURGUÉNIEV: Moumou
« Tout au bout de Moscou, dans une maison grise, agrémentée d’une colonnade blanche » vit une vieille femme de haut rang. Ne sachant trop quoi faire de ses jours et de ses nuits, elle se comporte de manière tyrannique à l’égard du nombreux personnel qui la sert de manière servile. Le portier Gérasime, un grand gaillard sourd-muet ramené de la campagne, dont tout le monde se moque un peu quand il a le dos tourné, n’est pas le dernier à la tâche. Timidement, il est tombé amoureux de Tatiana, une blanchisseuse de la maison. Mais voici que la vieille aristocrate se mêle de marier Tatiana à un cordonnier ivrogne…
Écrite en avril-mai 1852, alors que l’auteur se trouvait en détention à Saint-Pétersbourg, la nouvelle Moumou est un de ces joyaux comme on en trouve en abondance dans l’oeuvre de Tourguéniev. Mêlant la critique sociale et un portrait tout à la fois humoristique, émouvant, pathétique, c’est un de ces petits bijoux qu’on pourrait lire en France sous la plume d’un Maupassant par exemple. Le lien entre les deux écrivains d’ailleurs est patent, et j’aurai peut-être l’occasion d’éclairer davantage cette question dans un prochain billet (vous l’aurez compris, je suis engagé encore pour quelques temps dans l’oeuvre de Tourguéniev, qui m’accapare presque totalement ces temps-ci…).
Pour des raisons un peu confuses, Moumou réussit à passer la barrière de la censure et fut publié en 1854. Inutile de préciser que le censeur qui laissa passer le texte fut sevérement tancé! On aime parfois à moquer l’aveuglement de la censure, et peut-être une forme d’inculture. En l’occurrence, le fonctionnaire chargé de rédiger un rapport à la suite de cette « bévue » par la Direction centrale de la censure aurait fait un très bon critique littéraire. Peut-être le fut-il par ailleurs. Car si ses mauvaises raisons sont autant de bonnes raisons pour nous, qui donne toute sa valeur au texte de Tourguéniev, en tout cas le censeur savait lire: « Je trouve que la publication du récit qui porte le titre de Moumou est déplacée, car il présente un vilain exemple de la façon dont les maîtres utilisent leur pouvoir sur leurs serfs. […] En lisant ce récit, le lecteur doit obligatoirement être plein de compassion pour un paysan opprimé, sans être fautif, par l’arbitraire seigneurial. […] Dans l’ensemble, les tendances et en particulier le ton de l’œuvre indiquent à l’évidence que le but de l’auteur consistait à montrer à quel point les paysans sont opprimés par leurs seigneurs sans être fautifs, souffrant uniquement de l’arbitraire de ces derniers et des exécutants aveugles, eux-mêmes paysans, des caprices de leurs maîtres. »
Il y a en effet quelque chose dans la nouvelle de Tourguéniev qui dépasse le sort des personnages mis en scène: son texte est une dénonciation du système du servage; la vieille dame (inspirée par la mère même de l’auteur – Tourguéniev avait des comptes personnels à régler!), un des nombreux exemples de la tyrannie seigneuriale; le portier Gérasine, l’incarnation du peuple russe, à la fois brimé et naïf.
Et pourtant, le talent de Tourguéniev tient d’abord à son art de romancier, qui ne sacrifie jamais le récit à une abstraction ou une idée. Ses personnages sont des types, c’est-à-dire des figures incarnées, qu’il cerne avec la précision d’un portraitiste avisé. Empêché de se déclarer auprès de celle qu’il aime, Gérasime qui, sous ses dehors de bête brute cache un cœur délicat, reporte son affection sur un chien, qu’il sauve de la noyade. Tout son personnage tient dans ce double regard que permettent de porter sur lui l’entourage (qui le craint et en rit) et ses actions (qui révèlent l’envers simple et bon du personnage). Oscillant de l’humour (car Gérosime aussi fait rire) à un registre plus pathétique, la langue de Tourgueniev épouse ce double regard. Et fait mouche!
6 réflexions sur « Ivan TOURGUÉNIEV: Moumou »
Un « petit Mercure » à glisser dans le sac à main, ce billet donne envie de le lire.
Ça se lit en effet assez vite. Mais l’effet est saisissant. Tourguéniev au sommet de l’art de la nouvelle!
on retrouve dans cette nouvelle l’ambition de Tourgueniev d’attirer l’attention sur le servage, cela lui valu quelques déboires que le pouvoir a tenté de masquer mais qui a conforté Tourgueniev dans la nécessité qu’il voyait pour la Russie de se moderniser et de se tourner vers l’Europe, cela a beaucoup agacé Dostoievski et Tolstoï mais on ne peut que lui donner raison
Quelle modernisation, celle prônée par les occidentalistes ou celle rêvée par les slavophiles? C’est l’un des thèmes d’une exposition que je compte aller visiter d’ici quelques jours à Baden-Baden. Ces débats politiques de la Russie du 19e siècle n’ont en tout cas pas recouvert la littérature, mais permis au contraire l’éclosion d’une des grandes écoles du roman. C’est ce que j’aime tant chez les grands auteurs russes.
Cette nouvelle me fait de l’œil. Je n’ai toujours pas lu cet auteur. En ce moment je découvre Pouchkine. Je pense ensuite faire un tour du côté de Tourguéniev. Je te fais confiance. Grâce à toi j’avais découvert avec émerveillement Thomas Hardy, d’ailleurs je pense aussi bientôt lire Les forestiers que j’ai acheté dans une belle édition il y a deux ans. Bonne lecture sur nos blogs respectifs.
Tourguéniev est un autre de mes auteurs fétiches. J’espère que « Les Forestiers » te plairont. Jusqu’à présent, je trouve que c’est le meilleur roman de Thomas Hardy. Mais il il me reste encore quelques titres à découvrir…