Hjalmar SÖDERBERG: Le Jeu sérieux
Un été, alors qu’ils se trouvent l’un et l’autre en villégiature dans l’archipel idyllique qui s’étend entre la capitale suédoise et la mer, deux jeunes gens échangent des baisers et des mots d’amour. Lydia est la fille d’un peintre de paysages, qui a connu le succès en son temps; Arvid, un jeune licencié, qui rêve d’arriver à quelque chose dans sa vie. Mais des baisers échangés un été, dans le jardin d’une demeure, au bord de la Baltique, entre les pins, les rochers et les rencontres musicales qu’organise le vieux peintre Stille, peuvent-ils suffire à sceller le destin de toute une vie, comme il arrive couramment dans les romans sentimentaux ? Des années plus tard, mariés chacun de leur côté, mais n’ayant pas trouvé l’amour dans le mariage, Arvid et Lydia se rencontrent, à l’opéra. Comment quelque chose d’aussi volatile que l’amour entre deux personnes peut-il renaître quand le temps a passé? Est-il vraiment possible de rattraper les occasions manquées?
De ce Jeu sérieux, je dirai d’abord que c’est un très beau roman, un magnifique roman d’amour, même si j’hésite un peu à employer ce terme, afin de ne pas induire en erreur ceux qui ne connaissent rien de l’amour selon Hjalmar Söderberg – un auteur bien injustement méconnu par chez nous, un des deux grands pourtant de la littérature suédoise, à côté d’August Strindberg. Car il n’est pas facile justement de parler de ce roman d’amour, à l’écriture discrète, procédant par toutes petites touches et des effets d’ironie si subtils qu’ils épousent à la perfection toutes les modulations du sentiment amoureux. Le jeu sérieux. Dès le titre, pourtant, nous sommes prévenu: l’amour est un jeu, mais est un jeu sérieux. Un jeu capable de provoquer blessures et souffrances. Un jeu, où ce qui se joue met en danger parfois l’intégrité des êtres, ce qu’ils investissent d’eux-mêmes, de leurs passions, de leur représentation de l’autre, et leur capacité à se retirer du jeu à temps. Tout autant cruel parfois et subtil que Milan Kundera, mais d’une autre manière, Hjalmar Söderberg, dont j’avais déjà cet été apprécié Docteur Glas, m’a permis de retrouver cette peinture subtile de l’amour, de ses espoirs, de ses tourments, mais aussi de la part de folie, de déréalisation qui l’accompagne.
Arvid Stjärnblom, le personnage masculin, est un jeune ambitieux discret, qui ne s’accommode pas de l’idée de mener toute sa vie une carrière de professeur. Dans Stockholm dont le décor, en 1900, est rendu discrètement par l’auteur, mais qui occupe le récit de sa présence manifeste – sans doute l’une des grandes capitales de la littérature et une ville ouverte sur l’Europe – voilà qu’il prend la profession de journaliste, grimpant de poste en poste: il traduit les articles publiés dans la presse étrangère, devient critique musical, puis assure la fonction respectée de spécialiste de la politique étrangère. C’est un homme arrivé, même s’il n’est pas fortuné, un peu mené cependant par le jeu des sentiments qu’il ne maîtrise pas. « Trahi » par son amour de jeunesse, Lydia, dont il apprend le mariage avec un vieux savant fortuné par une annonce dans le journal, il a trouvé plus tard à se marier avec la fille d’un homme influent, qui lutte tous les jours contre la banqueroute, au terme d »une aventure sentimentale dont il a été le jouet. Mais Arvid n’a jamais oublié Lydia. De cette souffrance, dont très subtilement l’auteur choisit de ne jamais parler que de biais, il lui reste un fils, un fils naturel, conçu par dépit, sur un coup de folie et de désir, avec une de ses jolies voisines, le soir du mariage de Lydia.
Sans doute, la rencontre de Lydia et d’Arvid, des années après leur rupture, est le moment le plus attendu par le lecteur – une rupture en fait qui n’a pas jamais vraiment eu lieu, un simple glissement dans le vide, à la scandinave: ils ont cessé tout simplement un jour de se voir; le manque de fortune d’Arvid ne lui a pas permis de lui proposer le mariage. Une nouvelle aventure s’engage, dont je ne dirai pas trop, pour ne pas non plus écorner le plaisir de la lecture, aventure sécrète cependant, commencée à l’hôtel, puis dans le modeste appartement que Lydia occupe à Stockholm.
Mais comment comprendre cette aventure? Le désir de liberté, bientôt les infidélités de la jeune femme, comment les lire? Un désir de revanche? L’expression d’un caractère qui a toujours été léger? De l’immaturité? La peur de s’engager dans une liaison qui la consume? Le besoin de tester les limites de son compagnon? Les signes sont là d’une relation qui s’illusionne: dès le début du roman, le fait que la jeune fille est courtisée par trois hommes, qui repartent chacun avec l’idée qu’ils comptent dans son coeur; ou le cimetière depuis lequel Arvid guette s’il y a de la lumière chez sa maîtresse. Habile romancier des demi-jours du coeur humain, Söderberg tresse le réel et l’imaginaire, l’un des motifs qui domine son oeuvre. A la fin, pourtant, une phrase pourrait donner le sens de cette histoire. Mais cette phrase, c’est Arvid qui la prononce, et nous ne saurons donc jamais de quelle manière elle commente le récit: est-ce la clé des comportements de Lydia ou simplement une nouvelle illusion d’Arvid à croire qu’il a toujours compté d’une certaine manière pour celle dont il est en train justement de s’éloigner?
« Elle avait tout de même une étrange manie: toujours choisir ses amants parmi mes amis et mes connaissances… »
Après tout, n’est-ce pas une leçon donnée à notre propre crédulité de lecteur: celle de penser que des baisers échangés vers vingt ans peuvent donner à eux seuls le motif de toute une vie? A moins que tout cela ne soit possible… Et c’est, selon que l’on prend l’une ou l’autre attitude, de deux manières très différentes que se donne à comprendre le destin amoureux d’Astrid et de Lydia. A moins que ce ne soit à la fois l’une et l’autre. Je le disais: un subtil, un très subtil roman d’amour.
Un billet publié dans le cadre d’Un hiver suédois animé par Marjorie
Livre lu lors du Marathon de lecture suédois
10 réflexions sur « Hjalmar SÖDERBERG: Le Jeu sérieux »
Moi non plus, je n’ai jamais lu Soderberg et je l’ai raté au milieu des mille spectacles et plus du festival off d’Avignon! Ta comparaison avec Kundera et ce que tu en dit sur la cruauté et la
subtilité me permettent de mieux comprendre ce qu’il est.
@Claudialucia: « Docteur Glas » était à Avignon l’un des plus beaux spectacles que j’ai vu cet été; j’en dis quelques mots sur le billet que j’ai consacré au roman, lu dans la
foulée. La comparaison avec Kundera vaut peut-être plus pour « Le jeu sérieux », mais ce n’est qu’un rapprochement un peu arbitraire, comme toutes les comparaisons. En tout cas, je suis content de
t’avoir fait découvrir cet auteur 🙂
Il semble vraiment tentant ;0) Et rien que pour sa couverture je pourrais craquer ;0)Je ne connaissais pas du tout cet auteur, alors merci pour la découverte
@L’or rouge: oui, la couverture est magnifique. Je suis content de t’avoir fait découvrir cet auteur… A quand le challenge Söderberg? 🙂
Merci pour cette découverte, je ne connaissais pas cet auteur. Ton billet m’évoque les romans de Sandor Marai. Je m’empresse de noter.
@ Titine: j’ai beaucoup entendu parler de Sándor Marai, mais je ne l’ai pas encore lu. Or là vraiment tu me tentes.
J’ignorais tout à fait cet auteur (je suis pas très douée en littérature scandinave) mais tu me donnes envie de le découvrir bientôt.
@Praline: l’auteur est peu connu par chez nous, mais considéré comme l’égal de Strindberg en Suède. Je l’ai moi-même découvert par hasard cet été, lors du festival d’Avignon.
Tout n’est pas disponible en français, mais il me reste deux, trois romans à dévorer – enfin goûter conviendrait mieux peut-être à cette écriture subtile, sans grands effets, mais qui continue
longtemps à travailler une fois le livre refermé.
Merci pour ce beau billet, j’ai donc ajouté ce titre à ma LAL en espérant ne pas passer à côté de cet auteur cette fois-ci !
Je croise les doigts…