Kazuo ISHIGURO: Klara et le Soleil

Publié par Cléanthe le

Klara est une AA, une Amie Artificielle, un de ces robots sophistiqués à apparence humaine conçus pour accompagner les enfants des familles aisées jusqu’à leur entrée dans la vie adulte, veiller sur eux, les distraire, éviter qu’ils ne souffrent de la solitude. Dans la vitrine du magasin où ils sont exposés, Klara attend d’être choisie, en profitant des nutriments que le soleil déverse dans ses batteries. Bien que n’appartenant pas à la dernière génération de robots, qui offrent les plus récentes améliorations, Klara est repérée par une jeune adolescente, Josie, atteinte d’une mystérieuse maladie...

Je n’avais jamais lu Ishiguro, dont j’avais cependant apprécié la belle adaptation des Vestiges du jour par James Ivory. Et même le prix Nobel, qu’il obtint en 2017 ne m’avait pas fait sauter le pas. C’est l’occasion d’une Lecture commune avec Jostein et Sandrine qui m’a permis de réparer cette négligence envers un écrivain dont l’art avait tout pour me plaire. Ishiguro en effet est un miniaturiste, un artiste de la touche mineure, capable de faire se lever, avec des phrases simples juxtaposées avec délicatesse, des touches d’émotion disposées de façon douce-amère, mais qui finissent par vous emporter et vous lever l’âme, comme dans cette forme musicale, le Nocturne, titre justement d’un recueil de nouvelles de l’auteur, que je me suis hâté d’ailleurs de commander, à peine Klara et le Soleil refermé.

Les récits de Kazuo Ishiguro sont habituellement portés par un narrateur à la première personne. Celui-ci n’échappe pas à cette règle. Klara, être artificiel créé pour être dévoué aux humains, que sa nature de robot, mais capable de raisonnements et d’émotions isole doublement, observe, veut bien faire (jusqu’à prendre des initiatives étonnantes), interprète. Sa perception limitée et sa programmation ne lui ouvrent pas toutefois, l’accès, malgré une intelligence redoutable, à une compréhension adéquate de tout ce qu’elle perçoit, notamment lorsque, sans doute quand ses batteries se vident, ou qu’elle se trouve confrontée à des humains tiraillés par des émotions contradictoires, sa vision se divise et qu’elle perçoit le monde en boîtes (des pixels?). Ce mélange de clairvoyance et d’ignorance, nous le partageons, à travers la narration à la première personne de Klara. Pas d’ironie ni de contrepoint, rien de critique ni de surplombant l’action, même lorsque l’intrigue s’oriente (mais je ne voudrais pas trop en dire) vers le motif d’une substitution bien inquiétante… Attaché au point de vue de la sensibilité programmée de Klara, le lecteur ne sort jamais de la bulle de dévotion pour l’humanité, baignée de ce soleil d’où elle tire son énergie, même s’il n’est pas insensible à sa naïveté.

Car, derrière le regard bienveillant de Klara (les AA, respectueux des lois de la robotique d’Asimov, ont été créés pour aimer les humains), un futur dystopique, assez effrayant par sa proximité avec l’avenir possible de notre monde, se découvre par petites touches: une société de contrôle, où l’IA a remplacé la majorité des travailleurs, en particulier de profession intellectuelle, qui vivent désormais pour certains d’entre eux, comme le père de Klara, dans des communautés « fascistes », une montée des tensions et de la violence, des problèmes environnementaux; les enfants n’étudient plus à l’école, mais sur leur « oblong », après avoir été « relevés » pour les plus privilégiés d’entre eux, c’est-à-dire génétiquement améliorés, une opération qui n’est pas sans risque pour leur santé, afin d’accéder à l’Université et aux rares professions qui subsistent dans cette société dominée par l’IA.

Tout en dénonçant la proximité d’un monde à venir où la marchandisation et les algorithmes auraient remplacé l’humain, le propos d’Ishiguro ne se limite pas cependant à celui d’un récit d’anticipation. Le couple, l’adolescence, les relations des parents et des enfants sont quelques uns des développements les plus réussis de ce roman. Le roman est lui-même dédié à la propre mère d’Ishiguro, décédée quelques temps avant sa publication. Et certainement est-ce là l’une des clés d’un roman dominé par les figures maternelles: la Mère de Josie et ces autres mères d’enfants « relevés », celle de Rick, Helen, le camarade de jeu de Josie à qui l’attache un amour encore enfantin. Et Klara elle-même n’est-elle pas, au-delà d’une compagne électronique, une autre de ces figures maternelles, veillant, s’oubliant, se sacrifiant (mais je ne voudrais pas là encore en révéler trop) pour que Josie puisse vivre et devenir cette adulte, qu’elle aura portée? Avant de se retirer dans un cagibi, lorsque Josie parvient à un âge où elle n’a plus besoin d’elle, et jusqu’à cette scène – la « Cour » où sont remisés les objets qui ne sont plus utiles – où se clôt le roman.

Mais il y a aussi le Soleil. Tout au long du livre, Klara vénère le Soleil. Elle croit en ses pouvoirs de guérison. Elle lui adresse des prières. J’ai lu quelques critiques qui ne semblent pas avoir apprécié ce motif religieux ou mystique du livre. J’y ai trouvé au contraire un des beaux fils narratifs du roman : cette foi naïve dans une entité naturelle, cette quête de lumière dans un monde technologique froid n’est-elle pas l’un des signes de l’humanité de Klara? Une foi naïve bien sûr, qui est le contrepoint de l’ignorance dans laquelle elle se trouve, par exemple lorsqu’elle croit que le soir le Soleil se couche dans la grange qu’elle voit au fond du champ qui borde la maison. Mais il y a le Miracle. A moins que ce ne soit pas un miracle. Nous ne le saurons jamais. Ce sont ces suspens aussi, cet incertain derrière ce que nous croyons comprendre aux êtres et aux choses qui font toute la délicatesse sensible du roman d’Ishiguro.

« — Je suis désolée. C’est juste que je suis un peu surprise.
— Ah ? Pourquoi donc, ma chère ?
— Eh bien je… Franchement, je suis surprise parce que la requête de Miss Helen concernant Rick paraît très sincère. Je suis surprise qu’une personne souhaite avec autant de vigueur suivre une voie qui la plongera dans la solitude.
— Et c’est ce qui vous surprend ?
— Oui. Jusqu’à ces derniers temps, je ne pensais pas que les humains pouvaient choisir la solitude. Que le désir de ne pas être seul pouvait être balayé par une force plus puissante. « 

Un LC avec Jostein et Sandrine dans le cadre du Challenge Objectif SF 2025


4 commentaires

Sandrine · 14 avril 2025 à 12 h 58 min

Je suis contente que tu découvres Ishiguro grâce à cette LC et que cette lecture t’ait plus plu qu’à Jostein et à moi. Je suis vraiment restée sur ma faim et je trouve que le romancier entrouvre trop de portes qui éveillent la curiosité mais nous laissent sur le seuil. Je n’aime pas ça…

    Cléanthe · 14 avril 2025 à 13 h 52 min

    En fait nos avis se rencontrent. Ce que j’ai aimé, c’est ce que tu as moins apprécié finalement. Je suis heureux en tout cas d’avoir pu partager cette lecture.

je lis je blogue · 14 avril 2025 à 14 h 58 min

Tu es bien plus enthousiaste que Sandrine et Jostein. Je crois que je préfère rester sur la bonne impression que j’ai de cet auteur. J’ai beaucoup aimé Les Vestiges du jour et Quand nous étions orphelins

    Cléanthe · 14 avril 2025 à 15 h 37 min

    Je pense que je ne vais pas trop tarder à découvrir ces deux romans qui apparemment font l’unanimité.

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