Hélène DORION: Un visage appuyé contre le vent

Publié par Cléanthe le

S’il n’est jamais facile de parler de poésie, dans un billet de lecture, sinon à citer les poèmes eux-mêmes, la tâche se montre quasiment impossible s’agissant de la poésie d’Hélène Dorion. Et pourtant j’ai envie aujourd’hui de relever le gant. D’abord parce qu’on ne parle quasiment jamais de poésie dans les blogs. Or c’est un genre que je lis, que j’apprécie beaucoup, qui depuis les lointaines années d’adolescence accompagne ma vie de lecteur, comme le théâtre, les essais sur l’art ou la philosophie, sur lesquels je n’écris pas non plus assez. Mais il y a aussi cette belle découverte d’une autrice contemporaine, dont j’ignorais quasiment tout, sinon le nom, et que la parution récente, en Poésie/Gallimard, d’un regroupement de quatre de ses recueils m’a donné l’occasion de lire enfin.

Hélène Dorion est une poétesse québécoise née en 1958, qui a commencé à publier dans les années 1980. Son premier recueil, Les murs de la vie (1983), marque le début d’une œuvre prolifique qui compte aujourd’hui plusieurs dizaines de livres. Si elle est avant tout connue pour sa poésie (Un visage appuyé contre le monde, Ravir : les lieux, Mes forêts), elle écrit aussi des romans et des essais. Son travail est traversé par une recherche de la beauté dans la fragilité du monde.

Un visage appuyé contre le monde, premier des quatre recueils réunis dans ce Poésie/Gallimard, a paru en 1990. Poésie des choses frêles ou encore des mondes fragiles, deux qualificatifs qui ont plusieurs fois été accolé à son oeuvre, Un visage appuyé contre le monde se présente d’abord comme un dialogue de poèmes en vers avec des poèmes en prose aux accents épistolaires. Le motif de la lettre, sur lequel s’ouvre et se referme le recueil est à l’image de la fragilité qui flotte sur l’évocation poétique du recueil:

« Neige légère, lente. Il n’est pas rare que le jour me laisse ainsi, éloignée des bruissements du monde, assez seule pour ne jamais cesser d’être seule. Une clarté se tient au fond de la nuit. Pierres, eaux, ciel, – une lumière est descendue, vouée à l’ombre, au silence.

Sur la table, des lettres. Traces fragiles qui reposent sur ma vie, – passerelle au-dessus de l’absence. »

D’emblée j’ai été frappé dans cette poésie par un double mouvement vers une écriture intime, intimiste habile à épouser dans une langue épurée, faussement facile les mouvements de la vie intérieure, mais dans un même temps aussi ouverte aux vastitudes du monde, au désir de la construction du lien, notamment amoureux, avec autrui. Faille, absence, chemin, corps – voilà quelques uns des termes récurrents d’une poésie construite autour de leitmotivs sémantiques, explorant de façon quasiment obsessionnelle le manque, le vide, la fragilité des choses et des liens, l’effacement des sentiments, mais tout autant aussi la présence qu’il revient au poème de saisir dans la fugacité d’une illumination ponctuelle. La présence, ce mot par lequel Yves Bonnefoy nommait l’expérience directe, sensorielle et immédiate du monde, avant que les mots et les concepts ne viennent l’abstraire ou la réduire, m’est venu plusieurs fois à l’esprit en lisant le recueil d’Helène Dorion. Je n’ai pas encore suffisamment lu son oeuvre pour savoir si s’y ajoute une critique implicite des langages symboliques et conceptuels, comme chez Yves Bonnefoy, de leur tendance à éloigner l’individu de l’expérience du monde, si la poésie a pour elle comme pour lui la mission de ramener l’homme à cette présence première, où les choses existent dans leur simplicité et leur évidence. Mais l’ascendance probable de Bonnefoy, ainsi que le souvenir de certains poèmes de Philippe Jaccottet me sont venu plusieurs fois à l’esprit en lisant ses vers.

Le motif de l’éternité périssable, des éternités passagères, un des thèmes (des leitmotivs) de la poésie d’Hélène Dorion qui m’a le plus touché, gagnerait sans doute lui aussi à dialoguer avec l’oeuvre des deux grands poètes dont je viens d’évoquer le nom. Mais sans oublier ce que la langue de la poétesse canadienne a en propre, et qui, je le répète, m’a touché subtilement, intimement, peut-être par ce qu’elle suggère aussi d’une vie construite autour de l’idée d’une quête existentielle, philosophique, d’une position de vivre:

Je ne sais pas encore passer
à travers une ombre, comme on passe
dans une chambre d’hôtel, une salle d’attente
– ces liens minuscules du silence
enfoui en nous.

Je ne sais pas encore me perdre
dans ce qui vient
et ne reviendra pas
aller parmi ces jours sans nom, ces heures
où l’on ne trouve rien
à poser de nous-mêmes
mais dont nos mains gardent trace
comme d’inutiles déchirures.

Je ne sais pas encore donner
ni recevoir cette beauté
qui reparaît en nous, pour un instant
une éternité que l’on sait périssable.

Si la recherche d’Hélène Dorion est résolument esthétique, affichant explicitement la quête du beau au centre de plusieurs de ses poèmes, elle se pare donc aussi d’une orientation résolument éthique, dans une rencontre de la contemplation et de l’action – un autre de ces liens fragiles que tente de tisser la poétesse, qui n’est pas sans rejoindre l’inspiration de certaines recherches philosophiques antiques:

« Derrière moi quelques villes. Je ne cherche plus à savoir qui je suis mais comment être. La vie nous entoure, qui ne départage plus l’ici et l’ailleurs. »

Le volume de Poésie/Gallimard réunit trois autres recueil d’Hélène Dorion, que je vais m’empresser de lire: Sans bord, sans bout du monde (1995), Les murs de la grotte (1998) et Fenêtres du temps (2000). A suivre donc…


2 commentaires

nathalie · 9 mars 2025 à 13 h 04 min

J’ai lu pour ma part un recueil où il est question de forêts et de rivières (il y a quelques extraits sur le blog, mais pas plus, car je ne sais pas trop comment parler de la poésie). Il m’avait bien plu.
Dorion a été inscrite au programme du bac de français il y a quelques et c’est remarquable que l’institution ait réussi à distinguer une femme poète québécoise vivante !

    Cléanthe · 9 mars 2025 à 19 h 43 min

    Je n’ai découvert que dans un deuxième temps qu’elle était québécoise. C’est une littérature que j’aime beaucoup par ailleurs, qui offre tant de pépites, voire de très grands auteurs hélas si mal connus en France: Michel Tremblay (que j’adore), Jacques Poulain, Anne Hébert…

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