KAWABATA Yasunari: Pays de neige
Un long tunnel que le train traverse, et c’était le pays de neige. Un monde où la neige éternelle enveloppe tout de son manteau silencieux, où les émotions se murmurent plutôt qu’elles ne se crient. Un été, Shimamura a entrepris le voyage, depuis Tokyo, pour quelques jours de détente dans la montagne, jusqu’à une station thermale isolée, loin du tumulte de la modernité. Là, Shimamura, croise le chemin de Komako, une jeune geisha au charme énigmatique. Avant de revenir lors de la saison d’hiver. Et puis l’automne suivant encore. Leur relation, à la fois tendre et distante, se déploie au rythme des saisons, entre passion contenue et mélancolie profonde. Mais qu’espérer d’une relation entre un homme marié de la capitale, venu retrouver un Japon traditionnel et poétique le temps de quelques vacances, et une jeune Geisha en quête d’un amour impossible auprès de son client?
J’ai eu, du temps où je decouvrais la littérature japonaise, une véritable passion pour Kawabata Yasunari: La Danseuse d’Izu, Le lac, Kyôto… Je n’avais jamais lu Pays de neige. Ou plutôt si. J’avais commencé le roman, et puis, une lecture chassant l’autre, j’avais laissé ma lecture en plan remettant toujours à plus tard le moment de la reprendre (j’ai plusieurs livres comme cela en attente) – mais là, confesserai-je que ma lecture est restée en l’état depuis trois décennies? La thématique des Classiques c’est fantastique consacrée ce mois-ci aux « Filles de joie » a été l’occasion de reprendre ma lecture depuis le début. Et je me dis que j’ai sans doute bien fait d’attendre tout ce temps. Il y a des moments particuliers pour que la rencontre se fasse avec certains livres. Ces jours-ci, au sortir d’un Philip Roth puissant, étaient ce moment. La solitude, la beauté éphémère, la quête d’un amour insaisissable, la relation entre l’homme et la nature – autant de sujets, exposés dans une langue d’une beauté sobre et mélancolique, à travers notamment la description de paysages d’une beauté à couper le souffle et de dialogues empreints de non-dits, qui ont fait un contrepoint mélancolique à mes lectures américaines.
Kawabata est connu pour son esthétique inspirée du mono no aware, qu’on traduit par « l’empathie envers les choses » ou encore « la sensibilité pour l’éphémère ». L’histoire est rythmée par les saisons, servant de toile de fond aux échanges des deux personnages principaux. Pour lire Pays de neige, il faut aimer les romans contemplatifs, qui laissent une grande place à la description des paysages. Des paysages qui ne sont pas là d’ailleurs pour servir de cadre pittoresque au récit, mais bien comme un miroir aux états d’âme de personnages qui livrent par ailleurs très peu de leurs émotions intérieures. L’image du miroir est d’ailleurs un motif récurrent du roman, et ce dès les premieres pages, dans le train qui conduit Shimamura jusqu’au pays de neige.
Au centre du roman, la relation de Shimamura et de Komako, qui tombent mutuellement amoureux l’un de l’autre, quand bien même leurs rapports restent ambiguës et distants, ne parviendra jamais à combler la distance qui les sépare. D’autant que cette histoire se dédouble avec un autre personnage, aperçu dans le train qui emmène Shimamura jusqu’au pays de neige, une jeune fille du nom de Yôko au regard transperçant et à la voix sublime.
Shimamura, venu du Tokyo moderne, où il est marié et a des enfants, est un riche héritier, épris d’émotions esthétiques, qui se passionne pour la danse occidentale et l’aventure des ballets russes. Ses trois séjours dans la station thermale, où la présence de Komako le pousse à revenir, demeurent une présence par intermittence, cependant que Komako, jeune Geisha d’une station montagnarde, exprime son manque, la douleur provoquée justement par les intermittences d’une passion qu’elle vit elle dans la continuité d’un temps qui est pour elle donc d’abord l’expérience d’un manque. Le fragile, le fugace, les jeux de miroir de toutes sortes qui, comme la neige, reflètent la nature transitoire des émotions et des relations sont au coeur de l’écriture de Kawabata, une écriture poétique, évocatrice, qui, comme dans l’art du haïku que cite d’ailleurs à un moment l’auteur, laisse une grande place à la suggestion évocatrice de la langue. Voilà donc un roman à lire pour ceux qui aiment les récits contemplatifs et riches en émotions subtiles!
« Même après qu’il eut quitté la maison, Shimamura resta hanté par ce regard aigu qui lui laissait comme une brûlure en plein front. C’était encore la pure, l’ineffable beauté de cette lumière distante et froide, la féerie de ce point scintillant qui avait cheminé à travers le visage de la jeune femme sous lequel courait la nuit, dans la fenêtre du wagon, cet éclat qui était venu, un moment, illuminer surnaturellement son regard, enchantement merveilleux et secret auquel le coeur de Shimamura avait répondu, l’autre soir, en battant plus fort et auquel venait se mêler à présent la magie miroitante de la neige ce matin, l’immense étendue de blancheur où se piquait, brillant et vif, le carmin des joues de Komako.
Son pas s’accéléra. Non qu’il eût la jambe nerveuse; il avait au contraire le muscle un peu dodu. Mais une sorte d’allégresse, un entrain nouveau l’avaient saisi, sans qu’il s’en rendit trop compte, à la vue de ses chères montagnes. Et dans sa disposition profondément rêveuse, il lui était facile d’oublier que le monde des humains intervint dans le jeu des reflets flottants et des images étranges qui l’enchantait. Non, la fenêtre du wagon, dont la nuit avait fait une glace, ou le miroir comblé de blancheur par la neige, ni I’un ni l’autre n’étaient plus des objets faits de main d’homme: ils étaient quelque chose qui participait de la nature elle-même, pour moitié, et d’un monde différent et lointain, pour l’autre. Un univers existant ailleurs, auquel appartenait également la chambre qu’il venait à peine de quitter. »
Kawabata Yasunari, Pays de neige, Le Livre de poche
Billet publié dans le cadre de la thématique retenue ce mois-ci par le challenge Les classiques, c’est fantastique, animé par Moka .
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