Dominique FERNANDEZ: Le piéton de Naples
Monter à la Chartreuse de San Martino pour y découvrir le panorama. Traîner en compagnie des scugnizzi, ces garçons malicieux, débrouillards et un rien malhonnêtes des rues napolitaines. Remonter la via Toledo, depuis le théâtre San Carlo (temple des délices d’oreilles!) et le Gambrinus ( temple des délices de bouche!), jusqu’à la piazza Dante. S’étonner devant la porte principale, toujours close, du palais Serra di Cassano et en profiter pour faire l’histoire, sur un ton un peu docte quoique enflammé, de la répression féroce qui a frappé après 1799 les partisans de l’épisode républicain et livré la ville aux réactionnaires et aux sots. Retrouver Alexandre Dumas écrivant l’un des plus beaux romans sur Naples, La San Felice. Partir à la recherche des disques, aux couvertures de carton défraîchi, de chansons napolitaines. Se pâmer devant un Caravage. Descendre dans les souterrains de la ville. Prendre le temps de flâner dans des musées, des églises. Aller de la Naples populaire à la Naples bourgeoise, trop souvent oubliée des clichés traditionnels, et remonter le temps. Rappeler par quelque légende noire que le marquis de Sade, au demeurant l’un des voyageurs qui ont le mieux compris la ville, n’y a pas pour rien situé l’action de sa Juliette. Courir à Paestum ou Oplonto y reprendre son souffle. Puis retrouver à Capri les folies de l’empereur Tibère...
Je renoue avec ce Piéton de Naples avec la série de promenades mi-érudites, mi-subjectives que Dominique Fernandez a consacrées à plusieurs villes d’Italie. J’avais laissé Fernandez en avril à Venise, au retour de quelques jours dans la lagune. J’entame avec ce nouveau livre une série de billets sur des essais et des romans consacrés à Naples.
On peut aimer la prose de Dominique Fernandez. On peut la détester tout autant. On peut l’aimer et la détester à la fois, tant il est difficile de rester indifférent au charme de cet auteur raffiné, un peu séducteur, être enthousiasmé par sa formidable capacité d’émotion, son érudition, son ton passionné, et agacé par ses marottes et une certaine capacité aussi à fantasmer toujours un peu tout ce qu’il voit. Il y en a que cela horripile (j’aurai à reparler tout bientôt du Dictionnaire amoureux que Jean-Noël Schifano a consacré à Naples, qui n’épargne guère notre auteur). Mais Rome ou Milan sont-elles bien telles que Stendhal les raconte? Pourtant ses Voyages en Italie sont une école sensible du regard, d’une intelligence et d’un appétit à jouir rares, et communicatifs. Toute proportion gardée, je dirais la même chose des écrits de Fernandez sur l’Italie, dans lesquels j’ai, il y a bien des années déjà, enrichi mon amour du pays. Impertinentes, drôles, sensibles, parfois un peu agaçantes aussi, mais jamais ennuyeuses, les promenades de ce Piéton de Naples constituent un joli livre à emporter avec soi en voyage. Ce que j’ai fait d’ailleurs il n’y a pas plus tard que fin octobre.
Une promenade est d’abord une école du regard, celle d’une sensibilité et d’impressions, forcément subjectives. Il y a dans la promenade une forme d’errance, d’accepter de se laisser porter par le rythme de la marche, et ce qu’on y découvre. Une rêverie aussi qui projette sur une ville, un paysage autant de vues de soi, un moi qui s’y dévoile également à lui-même et prend conscience de soi. Que Fernandez fantasme sur les dos nus des tableaux de Caravage, sur l’ambiguïté sexuelle de la voix des castrats, sur les pâtisseries napolitaines ou la mémoire des bordels, aujourd’hui fermés, qui donnaient au quartier de la gare cet air canaille en pellicule noire et blanche des films du néoréalisme italien, c’est lui, encore toujours lui qui se découvre à Naples – et voilà justement une grande partie du charme de ce Piéton de Naples.
Entre guide de voyage érudit et journal intime, à la manière des voyageurs des 18 et 19e siècles, c’est le guide d’un homosexuel revendiqué, plus attiré par les nus masculins (motif récurrent de ce qu’on a appelé le caravagisme et, avant lui, de la sculpture romaine) que par les visages et les seins de madones (qui abondent aussi à Naples, même si l’auteur s’y montre moins sensible), un gourmand dont le plaisir communicatif à plonger dans la pâte fondante des pâtisseries napolitaines m’a conduit sur place à quelques détours dont je lui suis redevable, un érudit un brin snob et précieux, aux enthousiasmes et aux détestations bien tranchés, qui m’ont parfois fait rire le soir venu, au retour de mes propres promenades dans la ville – bref la matière d’un délicieux moment de lecture.
Je compte poursuivre tout bientôt la suite de cette série avec Le Piéton de Florence et Le Piéton de Rome. Promesse sans doute de nouveaux voyages. En l’occurrence des retours, après des années d’absence, concernant ces deux villes. Nous en reparlerons…
« Reproduire pour conjurer: c’est la grande loi pour se protéger du malheur. Je vois un rapport entre le culte de Lucia et la passion pour les pétards, les feux d’artifice, les étincellements féeriques, les illuminations forcenées, les débauches de flamboiements. Le lien est manifeste la nuit du Capodanno. Dès seize heures, dans l’après-midi du 31 décembre, commencent à Naples les salves colorées, bigarrées, ardentes, effervescentes, tirées par les habitants de leur toit en terrasse. Chacun a préparé sa petite apocalypse. À minuit, c’est un déferlement général, une fureur de détonations, un délire d’explosions, mille fois plus fortes, frénétiques et tonitruantes qu’ailleurs en Italie. La ville entière est secouée, pendant une heure, de tirs à répétition qui font un fracas de tonnerre, un vacarme de bombardement. En face de Naples, les flancs du Vésuve surpeuplés sont rayés, zébrés, balafrés de fusées rouges. Quand s’arrêteront cette suite ininterrompue de crépitements assourdissants, ce concours de déflagrations d’une violence croissante, cet embrasement universel, cette imitation d’une éruption du Vésuve? Ne manquent ni les nuages de fumée ni les panaches de vapeurs ni l’âcre odeur de brûlé. C’est toute la ville, toute la campagne, toute la montagne qui éclatent, soulevées par une puissance irrésistible. Le spectacle est inouï, d’une beauté fascinante, mais, au-delà de l’apparence, il faut lire ce qu’il signifie. Loin d’être un simple jeu, il est un gage de survie. »
Dominique FERNANDEZ, Le piéton de Naples (2021), Editions Philippe Rey