Jaan KROSS: Le Vol immobile
Au prestigieux lycée Wikman de Tallin, le narrateur, Jaak Sirkel, fait la rencontre d’Ullo (Ulrich) Paerand. Ullo avait déjà dix-sept ou dix-huit ans, le jeune garçon n’en avait alors que douze ou treize. Dans les années 1990, Jaak, devenu un écrivain reconnu, entreprend de rédiger, soixante ans plus tard, le récit de la vie de son ancien condisciple et ami, dont il a pu recueillir le témoignage peu avant sa mort...
J’ai découvert Jaan Kross, il y a une petite dizaine d’années, avec Le Fou du tzar, en furetant au hasard des rayons de ma médiathèque. J’en garde le souvenir d’une lecture éblouissante, la découverte d’un auteur majeur et d’une oeuvre dominée par l’expérience difficile d’exister quand on est un tout petit pays, l’Estonie, aux confins de deux Empires, l’allemand et le russe, sur quoi Jaan Kross donnait à réfléchir magistralement. C’était la leçon d’un Europe née d’un camaïeu de langues, de cultures, de nations – cette diversité, avec ses richesses, mais aussi ses lignes de rupture, ses tensions également des bords de la Baltique que Jaan Kross regardait depuis la distance d’un temps historique, qui parlait cependant du présent.
Le Vol immobile est le pendant contemporain de cette histoire. A travers la biographie d’Ullo Paerand que le narrateur, l’écrivain Jaak Sirkel, a connu au lycée, Kross plonge dans la matière de l’Histoire chahutée de l’Estonie au cours du XXe siècle: la première indépendance, en 1918, suite à ce que les Estoniens appellent la Guerre de la Liberté (Vabadussõda); les vingt années d’une expérience nationale délivrée pour la première fois des appétits des empires et des nations environnantes, dans un pays imprégné d’influences russes, où l’allemand reste la langue de l’élite sociale et intellectuelle – ces germano-baltes, installés depuis le Moyen-Âge, qui sont eux-mêmes à l’origine de la redécouverte de la culture nationale estonienne au XIXe siècle, et où quelque chose d’une culture nationale justement se met en place (l’estonisation des noms, par exemple, etc.) – à deux pas, la Finlande, qu’un court trajet en ferry suffit à rejoindre; et puis ce seront l’invasion soviétique, suite à l’accord de partage d’Hitler et Mussolini, puis, une fois le pacte germano-sociétique rompu, l’invasion de l’Estonie par l’Allemagne nazie et, après Yalta, l’annexion russe, et le sentiment d’avoir été abandonné par les puissances occidentales, Staline s’asseyant sur l’autodétermination promise et intégrant ni plus ni moins l’Estonie à l’Union soviétique, en refusant de voir dans l’indépendance de 1918 autre chose, d’un point de vue russe, qu’une révolte contre la république des soviets!
Au centre de ce récit, Ullo fut un jeune homme brillant, plein de promesses, doté d’une intelligence et d’une mémoire rares, un polyglotte, joueur d’échecs émérite, grand lecteur et poète, qui servit un temps comme assistant auprès du premier ministre, s’engagea pendant la guerre dans la Résistance, pour défendre une 3e voie (celle de l’indépendance nationale)… et finit, après avoir renoncé à fuir le pays en 1945, par devoir travailler pendant 40 ans dans une usine à peindre des valises, en s’y ruinant la santé – sans doute Ullo est-il d’abord un sujet littéraire, comme une incarnation romanesque de cette Estonie dont Kross nous raconte l’histoire à travers lui et son biographe, des espoirs déçus de l’entre-deux guerre, en même temps qu’une figure bien réelle, une des incarnations de ces nombreux anonymes condamnés au cours de l’occupation soviétique à l’exil intérieur. Ullo, ce n’est pas indifférent, est mort avant la chute de l’Empire soviétique, dont nul mieux que Kross ne sait nous faire sentir à quel point il fut justement la continuation de l’Empire russe. Et ce sont les entretiens notés en toute discrétion par l’écrivain narrateur au milieu des années 1980, quelques mois avant qu’Ullo ne sombre dans la folie, qui nourrissent le roman. Le roman a été publié en 1998, Sirkel lui-même se met en scène tâchant de rédiger, à partir de ce qu’il possède, les événements majeurs de la vie de son ami Ullo disparu. Mais en plongeant dans la décennie 1980 (le roman est contruit sur la savante alternance des événements de la vie d’Ullo et des séances d’entretiens des deux amis, au soir de leur vie), Kross raconte aussi la quête difficile d’une Histoire qui sous l’Union soviétique ne pouvait pas se dire. C’est l’axe le plus réussi du roman. De ce roman, Jaan Kross fait jaillir une sorte de Monde d’hier, cette Estonie recouvrée, rendue à elle-même, libérée pour la première fois de la domination étrangère, l’Estonie indépendante de l’entre-deux-guerres, de la jeunesse des deux narrateurs, qui occupe l’essentiel du récit.
Chronologique, le récit n’est cependant pas linéaire. Après la rencontre d’Ullo et Jaak au lycée, les années d’avant-guerre suivent un développement thématique qui donne chaleur et sensibilité au récit: les maisons qu’a habitées Ullo, ses lieux de vacances, ses amours, etc. Et puis l’Histoire s’accélère, avec sa grande H. Et le thématique cède le pas au pur chronologique, cependant que le narrateur se montre de moins en moins bien informé des actes d’Ullo, accomplis pour l’essentiel dans la clandestinité, avant que les deux amis ne s’éloignent, au sortir de la guerre. Comme si la narration suivait l’entrée du pays dans le brouillard de l’Histoire, avant que la folie d’Ullo ne rende pour jamais inaccessible la richesse d’un homme, d’une histoire à reconstituer malgré les vides et les lacunes, dans une mise en scène de l’écriture qui est l’autre grande réussite de ce roman.
« Avec cette réponse se terminait la partie anecdotique de notre discussion, qui appartient au passé. Mais ensuite commença l’autre moitié de notre entretien, celle qu’il convient selon moi de rappeler en relation avec l’histoire d’Ullo. Car le raisonnement qui y fut formulé projette aujourd’hui encore une ombre sur le chemin de notre retour en Europe, et non seulement du nôtre, mais de celui d’un tiers des Européens.
Le constat inédit du major était si provocateur que je lui demandai :
— Mais, major, expliquez-moi pourquoi le pouvoir soviétique jugeait ces liens si répréhensibles qu’il fallait condamner même ceux qui n’en avaient pas eu, comme vous venez de l’admettre dans mon cas.
Il s’énerva :
— Puisque vous êtes juriste, vous devriez pourtant comprendre ! Les nationalistes bourgeois essayaient de rétablir votre prétendue république d’Estonie ! C’est bien ça ?
— Je ne sais pas. Peut-être…
— Mais cette république, depuis le début, depuis l’année 1918, n’était rien d’autre qu’une révolte armée contre le pouvoir soviétique. Votre prétendue guerre de Libération était une révolte antisoviétique. Et son résultat n’était que le résultat provisoire d’une révolte. Les chefs de semblables révoltes doivent être fusillés. Leur base de classe doit être détruite. Et les éléments qui ont agi sous leur influence doivent être dispersés dans les régions périphériques. Dans la taïga, la toundra, la steppe, le désert. À chacun sa destination.
Je lui demandai :
— Donc, tous ceux qui, pendant vingt ans, ont été loyaux envers l’État estonien sont des criminels politiques ?
— Évidemment. Tous. Chacun à son niveau.
— Malgré le fait que le gouvernement soviétique avait conclu avec l’Estonie le traité de paix de Tartu, pour toujours, comme il est écrit dans le texte ?
— Bon Dieu ! (ou plus précisément : Bog pomilyï !) Un traité éphémère peut affirmer tout ce qu’on veut ! Si c’est, à un moment donné, dans l’intérêt de la politique immuable du pouvoir soviétique. C’est-à-dire si cela sert la révolution mondiale !
Ajoutons qu’aujourd’hui, les gens qui partagent le raisonnement du major remplacent évidemment « révolution mondiale » par « Russie ».
Mais laissons Ullo poursuivre son récit.Jan KROSS, Le Vol immobile (1998), traduit de l’estonien par Antoine Chalvin, Editions Noir sur Blanc, 2006
Une lecture commune à laquelle je n’ai pas pu me joindre était consacrée fin septembre à Jaan Kross dans le cadre d’Une rentrée à l’Est organisée par Sacha. Ce billet est l’occasion de m’y joindre tardivement.
NB: après un petit problème de configuration, les commentaires fonctionnent de nouveau!
2 réflexions sur « Jaan KROSS: Le Vol immobile »
Merci beaucoup d’avoir mentionné la Rentrée à l’Est! Jaan Kross a été une révélation pour moi, et je vois que Le vol immobile est à lire absolument aussi ! Il y aura sûrement une LC autour de Jaan Kross à nouveau dans quelques temps car il a éveillé l’intérêt de plusieurs personnes. Le vol immobile serait une bonne option .
Je me joindrais volontiers à vous. Mais du coup avec un autre titre! J’ai raté ce rendez-vous. Trop de lectures en cours, du coup j’ai commencé Le Vol immobile à peu près quand il aurait fallu faire paraître mon billet. Mais oui, Jaan Kross est une révélation pour beaucoup de ceux qui le découvrent, j’ai l’impression. Un auteur majeur!