Ismail KADARE: L’Hiver de la grande solitude

Ismail KADARE: L’Hiver de la grande solitude

A l’hiver 1960, la République populaire d’Albanie, qui sera bientôt soutenue par la Chine, prend ses distances avec l’URSS de Krouchtchev. C’est la rupture. Le schisme survenu au sein du monde communiste marque la fin d’une illusion: celle d’un monde uni et solidaire de nations sœurs sous la direction de partis communistes frères, offrant un contrepoint au règne des intérêts et de la concurrence des pays occidentaux. La fin de l’illusion d’un monde commun, d’une communauté de valeurs et d’entraide dont le communisme voulait se faire le porte drapeau. A Tirana, la nouvelle est tellement incroyable qu’elle court d’abord comme une rumeur: l’Albanie aurait acheté du blé à la France! Le grand frère soviétique leur aurait coupé les vivres! A l’aube de la conférence mondiale des partis communistes à Moscou, Besnik, un jeune journaliste qui doit se marier avec Zana, est appelé juste avant la noce comme interprète pour accompagner la délégation albanaise…

Puissant roman historique donnant à vivre de l’intérieur – et c’est son premier intérêt – un des événements majeurs de l’Albanie communiste, régime stalinien qui fut l’un des plus fermés du monde communiste, L’Hiver de la grande solitude est un roman singulier dans l’oeuvre de Kadaré. A l’origine du roman, nous trouvons, en effet, sinon une commande, du moins un compromis passé avec le régime dictatorial. De l’aveux de l’écrivain lui-même, L’Hiver a ainsi été conçu comme un tribu payé au régime que présidait Enver Hoxha. Refusant l’alternative entre se soumettre (donc devenir un écrivain officiel du régime) ou renoncer à écrire, Kadaré invente ici une troisième voie: faisant un geste en direction du régime, il accepte de prendre un sujet emprunté à l’histoire récente et d’y magnifier la résistance du peuple albanais contre la puissance dominatrice soviétique. Kadaré demande ainsi à avoir accès aux archives concernant la rupture avec Moscou, accès qui lui est bientôt accordé; et au tout début de la décennie 1970 il publie L’Hiver de la grande solitude. La voie choisie par Kadaré demeure cependant difficile, périlleuse, car Kadaré reste un grand écrivain, qui n’entend pas transiger sur les motivations esthétiques de son oeuvre, ce qui ne va pas sans froisser des critiques acquis à la seule méthode alors d’évaluation des œuvres littéraires: la conformité idéologique du roman avec les enseignements du parti communiste. A sa parution en Albanie, au printemps 1973, qui correspond au début d’une période de purges dans les milieux intellectuels, L’Hiver connait un succès immédiat, mais fait l’objet de violentes critiques, certains y voyant une oeuvre antisocialiste qui ne respecte pas le culte de la classe ouvrière. Le comité central du Parti demande la censure du livre. Les choses s’envenimeront encore dans les années suivantes, poussant Kadaré à remanier son roman et à en proposer une version plus compatible avec les visions du régime.

Si le portrait du dictateur Hoxha en résistant national face à l’impérialisme soviétique est sans doute ce qui a sauvé l’écrivain d’interventions trop virulentes du Parti, la vérité à la fois esthétique et politique de L’Hiver de la grande solitude tient cependant bien davantage à la belle polyphonie que l’écrivain y orchestre. Et c’est ce qui n’a pu que heurter un pouvoir dictatorial jaloux de ne voir qu’une tête, de n’entendre qu’une voix, dans un peuple placé sous la domination du parti unique. De page en page, au contraire, dans le roman de Kadaré, les voix se mêlent: Besnik, le journaliste, qui s’enferme dans un mutisme destructeur de retour de Moscou, où il a traduit la rencontre houleuse entre Khrouchtchev et Hoxha, Zana, sa fiancée, qui s’éloigne de lui parce qu’elle ne le comprend plus, Rem le balayeur, qui aime plus à caresser de son balai le trottoir dont il a la charge, dans un geste de travail qui est aussi un geste de tendresse, qu’à se gorger des slogans glorifiant la classe ouvrière, Xan, le photographe, un journaliste français de l’AFP, l’amiral russe dirigeant les troupes de la base du Pacte de Varsovie, bien d’autres encore, jusqu’à ces anciens notables de l’Albanie d’avant-guerre, aujourd’hui déclassés, qui rêvent dans leurs entresols que l’éloignement de l’URSS pousse l’Albanie à se rapprocher de l’Occident.

Kadaré touche ainsi à ce qu’il y a de plus difficile dans le roman historique: donner à voir, à entendre un collectif, la répercussion des événements sur les destins particuliers et les voix singulières à partir de quoi émerge une forme de conscience commune par là-même strictement historique. C’est une vision esthétique peu compatible avec l’idéologie d’un régime prompt à gommer toute diversité et divergence d’opinions. Car le collectif que donne à voir Kadaré n’est pas uniforme. Les aspirations de ses personnages ne convergent pas forcément. Mieux même, prise dans un temps de doute, où toutes les craintes et tous les espoirs sont possibles, la crise de l’Hiver 1960 ouvre à une expérience du collectif plus proche du Choeur de la tragédie grecque que du culte de la classe ouvrière.

Un très grand livre donc, très romanesque, par la multiplications des points de vue et des personnages. Mais je ne cacherai pas que la lecture n’en est pas des plus aisée. La cause sans doute au climat d’étouffement, à la description du quotidien d’une dictature dans laquelle on ne devait certainement pas s’amuser tous les jours, à la prudence même de Kadaré qui manie volontiers l’ironie, mais toujours dans les limites – et elles ne devaient pas être bien grandes – de la liberté reconnue à l’écrivain.

L’époque que nous vivons l’exige, se répéta Besnik. L’époque! Le mot était simple, mais, entre ses syllabes, il y avait de grands espaces et bien des tempêtes… L’époque réclame toujours quelque chose,se dit-il. Mais quoi? Il avait encore aux oreilles les noms qu’il venait d’entendre: Shakespeare, Beethoven…Était-il vrai que c’étaient là des hôtes qui ne convenaient pas à l’époque? Lui-même pensait tout le contraire. Peut-être était-ce justement maintenant qu’ils étaient le plus nécessaires! Alors que le haut fonctionnaire, lui, en jugeait autrement. Il enverrait un rapport au ministre, au vice-Premier ministre, peut-être même au Premier ministre, pour proposer leur bannissement. On leur signifierait leur congé.

Besnik entendit encore à côté de lui quelques mots dans une langue slave, tchèque ou polonaise. C’étaient des attachés culturels de pays socialistes. Il les suivit des yeux. Il pensa que, pendant un certain temps,ils allaient brandir le drapeau de la culture, de l’humanisme, du bien-être, de la démocratie, du culte de Shakespeare, de Beethoven. Ils vont nous traiter d’esprits bornés, dogmatiques. Peut-être, au début, nous laisserons-nous hypnotiser par leur tapage. Ils nous taxeront de dogmatisme, et nous, pour les faire enrager, sur certains points nous nous montrerons en effet dogmatiques. Nous accepterons d’être bornés
rien que pour ne pas leur ressembler. Nous ferons le contraire de ce qu’ils font en tout. Vous adorez la paix, le bien-être, Shakespeare? Nous nous en soucions comme d’une guigne. Nous nous en foutons royalement… Mais tout cela n’aura qu’un temps. Bien vite, eux-mêmes jetteront leurs faux drapeaux. Eux, les admirateurs de Shakespeare, emprisonneront leurs écrivains. Adorateurs éplorés de la paix (alors
que nous, nous n’avions d’autre issue que de devenir des fauteurs de guerre – quelle absurdité!), ils en arriveront sûrement eux-mêmes à attaquer et à occuper un pays…”

Ismail KADARE, L’Hiver de la grande solitude, traduction Jusuf Vrioni, Robert Laffont – Bouquins, pp.544-545

Ce 1er octobre était l’occasion d’une lecture commune autour de l’oeuvre d’Ismail Kadaré, en hommage à l’écrivain décédé il y a tout juste 3 mois, le 1er juillet 2024. A cette occasion Patrice a lu Avril brisé. Miriam Panigel, qui connaît bien Kadaré et l’Albanie, nous propose quelques suggestions de lecture de l’œuvre de l’écrivain et a lu pour l’occasion Le dîner de trop. Je lis je blogue a lu Le général de l’armée morte, que Miriam a relu aussi pour ce rendez-vous. Passage à l’est a préféré un recueil de nouvelles: Invitation à un concert officiel. Nathalie a lu Le Dossier H, qui me fait très envie et sera sans doute le prochain Kadaré sur ma liste…

7 réflexions sur « Ismail KADARE: L’Hiver de la grande solitude »

  1. Bonjour Cléanthe. J’a l’impression que tu n’as pas choisi l’œuvre la plus facile de Kadaré. On y retrouve semble-t-il la même ironie que dans Le général de l’armée morte, le roman que j’ai choisi de lire pour l’occasion.

  2. J’ai l’impression que c’est une lecture qui pourrait m’intéresser comme un exemple de roman historique, c’est un genre difficile à manier et tous les auteurs ne parviennent pas à faire preuve d’invention et de talent dans ce domaine. Bon, je note le côté ardu également !

    1. C’est le talent de Kadaré: être parvenu à saisir la tension historique d’une époque, sous la propagande et la lourdeur d’un régime qui fut en son temps une sorte de Corée du Nord.

    1. La connaissance du contexte n’est pas nécessaire. Le texte embarque à lui seul son lecteur. Les chapitres sur Moscou en particulier sont bien documentés (Kadaré a eu accès aux archives officielles). On hallucine d’ailleurs a voir cette histoire se faire et progresser comme une tragédie antique ou comme un drame historique shakespearien sous le vernis de la propagande idéologique du régime.

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