Henry JAMES: Un cas des plus extraordinaires
Le colonel Ferdinand Mason, jeune officier invalide, au sortir de la guerre de Sécession, peine à recouvrer la santé, reclus dans la chambre d’un hôtel new-yorkais. Il est Invité par sa tante par alliance à venir se reposer dans le confort de sa maison à la campagne. Entouré par la sollicitude maternelle de la riche veuve et les soins du docteur Knight, un jeune médecin de campagne, Ferdinand s’abandonne aux douceurs de cette nouvelle vie et tâche de se remettre tout doucement de sa maladie. Quoi de plus propice cependant qu’une vie d’oisiveté pour se laisser aller au doux bercement des sentiments? Un réveil amoureux à quoi la présence quotidienne de miss Hoffmann, la jolie nièce que Mrs Mason héberge aussi sous son toit, n’est pas étrangère sans doute…
Je reprends avec cette nouvelle le cours de ma lecture intégrale des nouvelles d’Henry James, un projet laissé en suspens depuis bien trop longtemps. Car si j’aime beaucoup les romans de l’écrivain, si on trouve bien sûr parmi eux quelques puissants chefs-d’oeuvre, il y a dans son art de la nouvelle quelque chose d’incomparable. « Les nouvelles d’Henry James forment un monument de drôlerie, de beauté, de profondeur », dit Jean-Yves Tadié entendu au détour d’une interview consacrée à son travail sur Proust. C’est exactement cela. Et j’ai eu envie, tellement l’univers de nos lectures se nourrit de nos vies, et inversement, oui, j’ai eu envie de reprendre le cours de ces lectures qui vont m’accompagner quelques temps je pense.
J’ai déjà dû souligner dans l’un de mes billets sur James à quel point une grande partie du plaisir éprouvé à la lecture des nouvelles de l’écrivain tient à l’impression, je dirais, de pénétrer dans son atelier d’écriture. Lire les nouvelles de James, c’est un peu comme feuilleter le carnet de croquis d’un grand peintre. On l’y voit tester des structures narratives, un art du récit, essayer des formes peut-être plus dissimulées dans la masse polyphonique du matériau romanesque. Et de ce point de vue, Un cas des plus extraordinaires est à sa manière un petit bijou: au centre du récit, Ferdinand Mason canalise la narration, concentrée sur les états d’âme du personnage, ses impressions, la naissance de ses émotions, le développement d’un attachement exclusif et d’un sentiment amoureux pour Caroline Hoffmann, cependant que les ombres portées des actions des autres personnages ne cessent d’indiquer la concomittance d’autres mouvements du coeur, d’autres rapprochements, hors-champ. C’est déjà le procédé de la focalisation fixe qui sera développé magistralement par Henry James dans Ce que savait Maisie. Le sentiment, comme lecteur, d’en savoir plus que le personnage, de deviner ce qu’il ne voit pas grâce aux éclairages indirects et à un art déjà consommé du sous-entendu donne au motif convenu du triangle amoureux un charme indéfinissable.
Cependant James ne s’arrête pas là. Car il ne suffit pas au lecteur de James d’être éclairé ou perspicace. L’âme humaine a elle-même ses secrets, ses cachettes qui ne se réduisent pas à un art du récit, une manière, mais touchent à quelque chose de plus profond, comme le souligne le titre de la nouvelle: Un cas des plus extraordinaires. Invalide de guerre, Mason souffre en effet d’un mal bien mystérieux. La maladie de Mason n’est pas une blessure de guerre, mais quelque chose creusant plus intimement sans doute, une sorte d’effondrement intérieur, l’impossibilité de se reconstruire au sortir de la guerre de Sécession. Pathologie physique? Ruine morale? Effondrement ontologique? Subtilement, James ne nous donne pas les clés pour percer plus avant l’ambiguïté initiale sur laquelle se construit le récit, à l’image de cette autre ambiguïté, celle de l’expérience de la réclusion, de la chambre que doit tenir le malade, à la fois espace de relégation et lieu de reconstruction et du bonheur possible, tout à la fois prison et Jardin d’Epicure. C’est une ambiguïté qu’assume encore le beau personnage de Caroline, Diane farouche ou jeune fille qui simplement aime ailleurs et fait semblant par délicatesse de ne pas comprendre les sentiments naissants de Ferdinand à son égard? C’est une ambiguïté enfin qu’on retrouve dans la fin de la nouvelle, insatisfaisante pour qui attend dans un récit un point final, mais dans l’absence de quoi se profilent tellement d’interprétations possibles, anticipant là encore sur d’autres récits magistraux, Le tour d’écrou par exemple: car de quoi meurt exactement Mason? Et quels furent au juste les sentiments de Caroline à son égard? Ce sont des questions à quoi nous n’aurons jamais de réponse. Décidément, Henry James est un écrivain magistral qui sait hanter l’esprit de son lecteur!
» Quand Caroline nous quittera, Ferdinand, je me retrouverai tout à fait seule. Le lien qui nous unit sera fort distendu par son mariage. Je ne peux m’empêcher de penser qu’il n’a jamais été très étroit vu la part que j’ai prise dans la décision la plus importante de sa vie. Je ne m’en plains pas. C’est sans doute assez naturel. Peut-être est-ce la mode, comme les jupons rayés ou les vestes de marin. Seulement voilà, c’est comme si j’étais devenue vieille. d’un bond me voici à vingt ans de mes propres fiançailles, le jour où j’ai éclaté en sanglots dans les bras de ma mère parce que votre oncle avait confié à une jeune amie à moi que j’avais une silhouette charmante. C’était vrai à l’époque! maintenant je suppose qu’ils ne disent aux jeunes filles sans intermédiaire et les font pleurer dans leurs propres bras. Cela économise pas mal de temps. Mais Caroline va me manquer quand même.
2 réflexions sur « Henry JAMES: Un cas des plus extraordinaires »
Je lis peu de classiques mais tu m’as donné envie de lire Henry James.
Je suis content de t’avoir donné envie…Cela faisait un moment que je n’avais plus lu Henry James. Mais à chaque fois, c’est avec tellement de plaisir que je retrouve cet auteur.