Aki SHIMAZAKI: Tsubaki (Le Poids des secrets, 1)

Aki SHIMAZAKI: Tsubaki (Le Poids des secrets, 1)

Yukiko vient de mourir. Rescapée de la bombe atomique qui a frappé Nagasaki, à laquelle elle a échappé de justesse, elle a depuis émigré dans un pays lointain. Le poids de la guerre et de ses traumatismes est tel cependant que Yukiko a toujours refusé d’en parler. A sa mort elle laisse une lettre à Namiko, sa fille, dans laquelle elle raconte son enfance et son adolescence, et se confie sur le lourd secret qu’elle porte depuis ce jour de 1945 où la bombe éclata sur le quartier de Nagasaki dans lequel elle vivait avec sa famille. Une seconde lettre est destinée à un oncle, dont Namiko n’a jamais entendu parler…

J’entre avec ce très beau petit livre dans l’univers d’Aki Shimazaki et sa pentalogie Le Poids des secrets. J’ai découvert tout récemment Aki Shimazaki, dont le nom ne m’avait pas jusqu’alors retenu. On en parle bien régulièrement sur les blogs et ses livres sont bien en évidence chez mon libraire. Mais il faut croire que certaines rencontres attendent le moment pour se faire. C’était l’occasion qu’il fallait : je sors touché de cette lecture qui a habité plusieurs fins de soirée consécutives de la semaine qui vient de s’écouler.

Aki Shimazaki est née au Japon. Elle a émigré au Canada à 25 ans passés où elle a longtemps enseigné le japonais. Elle écrit en français des pentalogies : cinq romans, réunis autour d’un cœur narratif, qui peuvent se lire dans l’ordre de publication ou tout autre ordre que l’on souhaite, développant une histoire commune sous le point de vue de cinq personnages différents. Sous leur coffret, ces pentalogies sont aussi de beaux objets. Et cela participe, je trouve, à l’expérience esthétique singulière à laquelle Aki Shimazaki nous convie dans ses romans. Ainsi, Le Poids des secrets, ce sont d’abord des couvertures délicates. Ornées de titres aux jolis noms japonais : Tsubaki (Camelia), Hamaguri (Palourde), Tsubame (Hirondelle), Wasurenagusa (Myosotis), Hotaru (Luciole). Une langue creusant avec délicatesse les secrets enfouis d’une famille tout en laissant pudiquement à chacun sa part de non-dit, quelque chose comme l’équivalent stylistique de la ligne claire des récits familiaux du mangaka Jirô Taniguchi, Quartier lointain ou Venise à quoi la narration d’Aki Shimazaki, avec ses plans de paysage ponctuant le récit, m’a parfois fait penser. C’est le Japon aussi tour à tour bourreau et victime, pour ainsi dire au carrefour de deux Histoires. Au cœur de tout cela, une manière de dire, la recherche d’un art du récit, minimaliste.

Avec Tsubaki, nous entrons dans le destin familial qui va nous occuper tout au long des cinq livres, en même temps que dans l’histoire violente et tragique du Japon au 20e siècle. Difficile de parler de l’intrigue, sans en édulcorer la découverte. Disons qu’il y est question d’adultère, d’une fille séduite alors qu’elle n’avait pas 17 ans par un homme qui n’eut pas le courage de l’épouser, de l’amour d’un petit garçon et d’une petite fille qui se retrouveront adolescents, et du bombardement atomique sur Nagasaki le 9 août 1945. Le traitement de l’Histoire, avec sa grande hâche, comme aurait écrit Georges Pérec, est lui-même passionnant et donne au récit un tempo, une sorte de polarisation tragique au creux de quoi se développent les événements privés. Aucune instrumentalisation de l’Histoire là dedans qui n’en tirerait qu’un simple principe narratif. Au contraire, l’Histoire confère une voix à Aki Shimazaki, une sorte d’éthique de l’écriture. Car c’est bien de cela, je crois, qu’il s’agit. Comment parler en effet de la Bombe, qui dans un souffle a effacé des êtres ? On ne peut pas parler avec pathos d’Hiroshima et de Nagasaki, et des destins, des lignes de vie qui s’y trouvèrent brusquement dissous. Il en ressort un récit calme et doux en surface, d’une écriture minimaliste, apaisée. Mais en profondeur c’est un bouillonnement de désirs, de passions, de sentiments, qui auraient pu nourrir un drame à la Shakespeare, avec parricide, amours incestueuses et bruits et fureurs de l’Histoire.

L’autre grand intérêt du roman, qui se développera au cours des quatre suivants, est de confronter justement le Japon à ses exactions et aux événements sombres de son passé. Il est toujours difficile de parler de victimes qui sont en même temps des bourreaux. C’était la tentative qu’avait essayé de relever Günther Grass au tournant des années 2000 dans ce qui reste le premier grand roman de l’après-réunification de l’Allemagne, En crabe. C’est l’ambition encore d’Aki Shimazaki, dans les mêmes années, quoique avec d’autres moyens, mais qui fait partir son récit, comme celui de Grass, d’une position périphérique : l’Allemagne regardée depuis la Dantzig natale de Grass, et cette mémoire d’une Allemagne qui n’est plus l’Allemagne ; celle de ce pays lointain qu’évoque Namiko au début du récit, et dans lequel on a envie de reconnaître le Canada où vit l’écrivaine, et depuis lequel elle écrit sur un Japon si intime, dans une langue, le français, qui est aussi une sorte de poste d’observation et de recréation périphérique. Mais j’aurai l’occasion de reparler, je pense, de cet usage du français dans l’un de mes billets suivants, au risque sinon de ne jamais parvenir à achever ce billet. Suite au prochain, donc, avec Hamaguri, le deuxième volume de la pentalogie.

« Il pleut depuis la mort de ma mère. je suis assise près de la fenêtre qui donne sur la rue. J’attends l’avocat de ma mère dans son bureau où travaille une seule secrétaire. Je suis ici pour signer tous les documents relatifs à l’héritage: l’argent, la maison et le magasin de fleurs dont elle s’occupait depuis le décès de mon père. Il est mort d’un cancer de l’estomac voilà sept ans. Je suis la seule enfant de la famille et la seule héritière déclarée.

Ma mère tenait à la maison. C’est une vieille maison entourée d’une haie d’arbustes. Derrière, un jardin avec un petit bassin rond et un potager. Au coin, quelques arbres. Parmi eux, mes parents avaient planté des camélias peu après l’achat de la maison. C’était ma mère qui aimait les camélias.

Le rouge des camélias est aussi vif que le vert des feuilles. Les fleurs tombent à la fin de la saison, une à une, sans perdre leur forme: corolle, étamines et pistil restent toujours ensemble. Ma mère ramassait les fleurs par terre, encore fraîches, et les jetait dans le bassin. les fleurs rouges au coeur jaune flottaient sur l’eau pendant quelques jours.

Un matin, elle dit à mon fils: « J’aimerais mourir comme tsubaki. Tsubaki, c’est le nom du camélia en japonais. » « 

4 réflexions sur « Aki SHIMAZAKI: Tsubaki (Le Poids des secrets, 1) »

    1. Oui, ce sont de très beaux livres, à la fois sensibles et pudiques. Et qui savent cependant confronter le Japon à son histoire. J’essaierai, pour sûr, bientôt une autre pentalogie de l’autrice.

  1. ça fait un petit moment que j’ai envie de lire la pentalogie du Poids des secrets. Ton avis me conforte dans cette idée. Le fait d’envisager la même histoire selon le point de vue des différents protagonistes et de la développer chaque fois dans un livre différent est vraiment intéressante. Les romans sont assez courts mais je vais peut-être attendre d’être plus disponible.

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