L’art de savoir ce que l’on n’aime pas en art
M. Gérôme avait rénové déjà le glacial ivoire de Wilhem Miéris, M. Bouguereau a fait pis. De concert avec M. Cabanel, il a inventé la peinture gazeuse, la pièce soufflée. Ce n’est même plus de la porcelaine, c’est du léché flasque ; c’est je ne sais quoi, quelque chose comme de la chair molle de poulpe. La Naissance de Venus, étalée sur la cimaise d’une salle, est une pauvreté qui n’a pas de nom. La composition est celle de tout le monde. Une femme nue sur une coquille, au centre. Tout autour d’autres femmes s’ébattant dans des poses connues. Les têtes sont banales, ce sont ces sydonies qu’on voit tourner dans la devanture des coiffeurs ; mais ce qui est plus affligeant encore, ce sont les bustes et les jambes. Prenez la Vénus de la tête aux pieds, c’est une baudruche mal gonflée. Ni muscles, ni nerfs, ni sang. Les genoux godent, manquent d’attaches; c’est par un miracle d’équilibre que cette malheureuse tient debout. Un coup d’épingle dans ce torse et le tout tomberait. La couleur est vile, et vil est le dessin. C’est exécuté comme pour des chromos de boîtes à dragées; la main a marché seule, faisant l’ondulation du corps machinalement. C’est à hurler de rage quand on songe que ce peintre qui, dans la hiérarchie du médiocre, est maître, est chef d’école, et que cette école, si l’on n’y prend garde, deviendra tout simplement la négation la plus absolue de l’art!
HUYSMANS, L’art moderne, le salon de 1879
4 réflexions sur « L’art de savoir ce que l’on n’aime pas en art »
Cet extrait me rappelle la polémique à l’inauguration du musée d’Orsay, qui a rendu leur place aux peintres académiques dans ses collections permanentes, ce Bouguereau entre autres.
Oui, je me souviens de cette polémique. Il faut dire que l’ancien accrochage donnait un peu l’impression de mettre toutes les œuvres sur le même plan, dans un déploiement purement chronologique. L’accrochage qui l’a remplacé depuis donne une vision plus complexe de l’Histoire de l’art.
Je suis allée voir ce tableau de suite, merci wikipedia, bon, OK, c’est ‘académique’, mais o n retiendra la critique bien envoyée! (et j’ai appris le mot sydonie)
La critique d’art de Huysmans est une jubilation littéraire!