Antoine BELLO: Les Falsificateurs
De quoi peut bien rêver un jeune homme, étudiant brillant, tout frais sorti de l’université à l’âge de la mondialisation galopante et des fusions-acquisitions? Sliv Darthunguver, son diplôme de géographie en poche, ne va pas être déçu par ce que le monde de l’entreprise lui réserve. Recruté par Gunnar Eriksson, pour le cabinet d’études environnementales Baldur, Furuset & Thorberg, Sliv ne tarde pas à découvrir que Gunnar agit en secret pour le compte d’un autre employeur, le mystérieux CFR, puissante organisation internationale, dont la tâche n’est autre que… de falsifier la réalité! Amateur de scénarii, joueur invétéré, Sliv ne tarde pas à trouver sa place dans cette nouvelle activité qui semble confondre l’amusement et l’existence. Mais la vie, même professionnelle, peut-elle être réduite à un jeu? Et que penser des motivations cachées qui poussent une organisation secrète employant plusieurs milliers d’agents à transformer la réalité?
J’ai découvert Les Falsificateurs en me promenant sur les blogs. Une histoire alléchante: le parcours d’un jeune homme, enrôlé dans une société secrète, bien décidé à en gravir les échelons un à un afin de comprendre les tenants et les aboutissants d’un travail colossal de falsification de l’histoire auquel il se livre par ailleurs complaisamment. Le climat parano-conspirationniste que me promettait cette histoire s’annonçait comme un heureux divertissement. Et on s’amuse en effet assez bien à lire Antoine Bello. De Reykjavík à Krasnoyarsk, sa progression au sein du Consortium de Falsification du Réel, où il mène une carrière brillante, tient en haleine et permet de découvrir une galerie de personnages contrastés: Lena Thorsten, la rivale ambitieuse (et un brin amoureuse peut-être, mais j’attends ce développement dans le prochain tome), Gunnar Eriksson, le chef de bureau qui en sait peut-être un peu trop sur le CFR et qui parait à propos à chaque moment clé de la carrière de Sliv, Magawati et Youssef, ses deux amis, les cadres du CFR.
Les domaines d’intervention du CFR sont vastes: un faux roman de Dumas, une fausse aria de Bach, des interventions visant à influencer les décisions politiques en cours: rapports américano-soviétiques, prix du pétrole, sauvegarde des civilisations primitives, etc. Mais le CFR n’est pas non plus une organisation à l’abri de toute corruption. Habile raconteurs d’histoires, Antoine Bello, qui est venu à la littérature par la nouvelle, trouve un dispositif scénaristique astucieux qui lui permet d’accumuler les récits (chaque projet de falsification doit être assorti d’un scénario de falsification), lui permettant de donner livre cours à son goût du récit protéiforme, explorant tous les genres et tous les registres. Un groupe d’écrivain chargé de transformer le réel! Ce Consortium de Falsification du Réel n’est pas autre chose qu’une efficace métaphore de la littérature.
On trouvera enfin dans Les Falsificateurs un portrait réussi du monde de l’entreprise à l’époque contemporaine. Je ne suis pas certain qu’Antoine Bello soit conscient de l’image peu reluisante qu’il donne de ce monde, finalement. On y rencontre tout le fatras du management à l’époque néolibérale: : l’intéressement du salarié par un encadrement qui prétend exploiter l’engagement ludique du travailleur, sa recherche d’épanouissement personnel, au sein d’une collectivité où il doit manifester sa singularité sans jouer cependant contre le groupe dont l’entreprise lui donnera la responsabilité, y compris de façon contrainte, un espace hiérarchique qui ne dit pas son nom, usant des formes modernes de la domination (qui ressortissent toutes plus ou moins à des formes de manipulation), une politique d’objectifs, tous plus ou moins opaques, qui pose la question de la rationalité, même économique, de la direction de l’entreprise. La réussite de ce livre tient au regard complaisant que Sliv, le narrateur, pose sur cette réalité. D’autant que le ton de l’auteur me fait penser que lui-même participe à ce jeu, ce que confirme un rapide coup d’œil sur sa biographie. Une sorte de syndrome balzacien donc: critique d’un monde dont il croit défendre les principes! Preuve que l’écriture, quand elle est maîtrisée, est un acteur autonome.
La trilogie se poursuit avec Les Eclaireurs et Les Producteurs. Billets à suivre!
4 réflexions sur « Antoine BELLO: Les Falsificateurs »
Tu t’y es mis du coup ! C’est intéressant ce que tu épingles, à propos du monde de l’entreprise décrit dans le livre – monde que l’auteur connaît bien apparemment. Et en effet, il semble partager une part de la naïveté de son personnage à son égard.
Oui, cette naïveté est étonnante. J’ai bien aimé en tout cas le roman: je me suis déjà plongé dans le volet suivant de la trilogie. Merci pour la découverte! (j’ai rajouté le lien vers ton billet que je ne trouvais plus lorsque j’ai rédigé le mien 😉 )
Je suis ultra-fan de Bello depuis que je l’ai découvert via Eloge de la pièce manquante ! J’avais adoré aussi Les falsificateurs, j’ai moins été enthousiasmée par Les éclaireurs, mais je reste admirative devant son imagination originale et débordante ! Tu me fais penser qu’il faudrait que je lise Les producteurs ! J’espère ne pas trop être perdue quand je m’y mettrai. Mes lectures remontent un peu, mes souvenirs des détails de l’intrigue restent tout de même assez vague…
J’ai entendu parler d’éloge de la pièce manquante. On m’en a dit le plus grand bien. J’ai commencé Les éclaireurs. Et pour l’instant j’y trouve toujours autant de plaisir 🙂 Quant aux Producteurs, tu ne devrais pas être trop perdue: un résumé ouvre chacun des volumes 😉 .