Jean RACINE: La Thébaïde
Après sa mort, Oedipe a légué son trône de Thèbes à ses deux fils. A charge pour eux d’assurer en alternance la fonction de roi. Après sa période d’une année, au cours de laquelle il a trouvé à se faire aimer du peuple, Étéocle refuse de céder le trône à son frère, par gloire, par majesté, parce que la fonction de roi ne se partage pas. Revendiquant son droit au nom de la justice, Polynice a pris les armes et soulevé une armée à laquelle s’est joint Hémon, fils de Créon et amant d’Antigone, la soeur des deux prétendants au trône. Voulant éviter que ne s’entretuent ses enfants, Jocaste, conseillée par Créon, cherche à réunir ses fils afin de conjurer la destinée de ses enfants nés de son union incestueuse avec Oedipe. Mais la mécanique est lancée. Et de la rencontre des deux frères ennemis ne peut plus sortir que de la haine et un tas de cadavres…
Il est clair que la première des tragédies de Racine n’est pas, loin s’en faut, la meilleure pièce de l’auteur. Cherchant visiblement à concurrencer Corneille sur son terrain, Racine peine à prendre ses aises avec le fil d’une trame politique dramaturgiquement trop ténue tellement la logique en est ici implacable (les manœuvres d’un ambitieux, Créon, poussant l’un contre l’autre ses deux neveux, Étéocle et Polynice, afin de leur ravir le trône), tandis que la trame sentimentale se trouve pour ainsi dire coincée entre les développements politiques et ne parvient à gagner en liberté. On est bien loin hélas de la peinture de l’ambition et de l’amour se commentant l’une l’autre, ou plutôt l’une au creux de l’autre, dont on trouvera le modèle, bien que de manières très différentes, dans deux pièces majeures: Britannicus et Bérénice. Bref, dans cette première pièce, Racine peine encore, c’est certain, à trouver sa formule.
Pourtant, un grand auteur même inexpérimenté, n’étant jamais complètement étranger à lui-même, on trouve dans cette Thébaïde quelques traits dignes d’estime. D’abord dans le portrait de Créon lui-même, que j’imagine volontiers terrifiant sur scène, une sorte de Richard III à la sauce classique, dont les incohérences mêmes ne sont pas sans rappeler le personnage de Shakespeare: les trois premiers actes sont de longues scènes de dissimulation, jusqu’à ce que le cynisme du personnage éclate, en privé, à la toute fin de l’acte III; à l’acte V, la douleur de perdre ses deux fils ne l’empêche pas de tourner ses désirs vers Antigone et de se faire à l’occasion sentimental. Ces changements de ton, artificiels dans une certaine mesure, sont à la hauteur des passions démesurées du personnage, comme l’étaient déjà celles de Richard III capable de s’offrir le luxe d’une déclaration d’amour sur le cadavre ou presque de son frère Clarence dont il vient d’ordonner l’exécution. Le rapprochement avec le grand élisabéthain peut surprendre. Mais la comparaison m’a sauté aux yeux. Elle montre en tout cas à quel abîme se nourrissent les personnages de Racine.
Autre intérêt, ce que Racine y dit, y montre déjà du jeu des passions humaines: éloignés, Étéocle et Polynice sont sur la voie de parvenir à supporter l’existence de l’autre. Profitant de l’illusion de Jocaste qui croit qu’en réunissant ses fils elle les conduira à régler leur différend, Créon les rapproche, sachant que ce rapprochement réveillera leur haine:
Des deux princes d’ailleurs la haine est trop puissante :
Ne crois pas qu’à la paix jamais elle consente.
Moi-même je saurai si bien l’envenimer,
Qu’ils périront tous deux plutôt que de s’aimer,
Les autres ennemis n’ont que de courtes haines,
Mais quand de la nature on a brisé les chaînes,
Cher Attale, il n’est rien qui puisse réunir
Ceux que des nœuds si forts n’ont pas su retenir :
L’on hait avec excès lorsque l’on hait un frère.
Mais leur éloignement ralentit leur colère ;
Quelque haine qu’on ait contre un fier ennemi,
Quand il est loin de nous on la perd à demi.
Ne t’étonne donc plus si je veux qu’ils se voient :
Je veux qu’en se voyant leurs fureurs se déploient,
Que rappelant leur haine, au lieu de la chasser,
Ils s’étouffent, Attale, en voulant s’embrasser.
L’ivresse de Créon lui-même, devenu roi, est incroyable : ne pouvant épouser Antigone, qui vient de se tuer en pensant au cadavre de son amoureux, Hémon, Créon tourne contre lui-même son pouvoir et se tue: à quoi bon être roi en effet, si on ne peut exercer sur rien ni sur personne son désir de domination? Déjà à travers Créon se profilent le Pyrrhus d’Andromaque et le Néron de Britannicus.
Je commence avec cette pièce une Intégrale Racine : lire ou relire dans la foulée, ou presque, les 12 pièces de Racine. À bientôt donc pour Alexandre le grand. Mais ce sera après un nouveau petit détour par les Alpes, et un nouveau billet de rattrapage de mes lectures de cet été.
6 réflexions sur « Jean RACINE: La Thébaïde »
Ouh là c’est technique! Mais il me semble avoir quelques pièces de l’auteur chez moi, j’aime bien relire les alexandrins…
J’espère te donner envie d’en relire 🙂
Une très bonne idée! J’adore Racine, j’ai pleuré en lisant la cruelle destinée de Bérénice, les vers sont magnifiques, au lycée j’en avais appris par cœur des passages entiers. Je ne lirai peut-être pas tout de suite cette première oeuvre mais je lirai et relirai avec plaisirs cette année certaines des pièces de Racine.
C’est tout comme moi 🙂 Depuis toujours j’adore Racine, et c’est un très grand bonheur de le retrouver… et de découvrir pour l’occasion les pièces que je n’avais pas encore lues: La Thébaïde, Alexandre, Esther. Les autres, j’en sais encore des bouts par coeur. Je serai très heureux donc de lire tes billets, si tu te lances dans l’aventure, en souhaitant faire des émules. Pourquoi ne pas prévoir une petite LC, de Bérénice par exemple, à l’occasion?
Relire régulièrement des classiques est nécessaire aux amateurs de littérature
C’est la raison pour laquelle je ne lis presque que cela 🙂