August STRINDBERG: Mademoiselle Julie

August STRINDBERG: Mademoiselle Julie

Strindberg--Mademoiselle-Julie.jpgLe soir de la saint Jean. Trois personnages: Mademoiselle Julie, 25 ans; Jean, un valet, 30 ans; Kristin, la cuisinière, 35 ans. La scène se déroule dans la cuisine. Le comte – le maître -, est parti fêter la nuit ailleurs. On n’attend pas son retour avant le petit matin. Mais sa fille, Julie, a préféré rester au château, où elle s’encanaille avec les domestiques. On entend au loin les bruits de la fête…

On connaît de Mademoiselle Julie le sous-titre célèbre de l’auteur – un tragédie naturaliste. Le face à face, toujours rompu, médiatisé, par la présence réprobatrice de Kristin, la cuisinière, entre le valet et sa maîtresse, rapport de domination et de violence au cours duquel plusieurs fois les rôles s’inversent, et qui peut donner lieu sur scène à une véritable frénésie, un théâtre physique de l’opposition des corps qui cependant se cherchent et se possèdent. Mais je crois que l’originalité de Mademoiselle Julie tient avant tout dans le dispositif de la scène. Quand le rideau se lève, ce que nous voyons, c’est une cuisine – nous n’en sortirons jamais. Une cuisine, c’est à dire une coulisse: coulisse du château, de la fête, de l’avenir rêvé à deux de Jean et de Kristin, plus tous ces songes d’un avenir impossible qu’introduira l’irruption dans leur histoire de Mademoiselle Julie. C’est donc un lieu à la fois en bas (du château), à côté (de la fête), en avant (d’un futur qui peine à s’inventer): en position d’infériorité par rapport aux étages nobles, auxquels il se trouve relié par un système de sonnettes et un cornet acoustique, d’où la voix toute puissance, presque divine, du comte finira par tomber, c’est aussi un espace menacé d’envahissement par la liesse populaire, en ce soir de saint Jean, et le lieu d’une connivence entre domestiques sans cesse empêchée par la présence perturbatrice de Mademoiselle Julie. Un lieu théâtral par excellence où les désirs sont spatialisés: construit dans la crainte de l’autorité, abri discret du besoin de revanche des domestiques, lieu de tous les appétits auxquels la boisson et la cuisine servent de révélateur métonymique. Mais c’est surtout une coulisse, d’où les personnages sortent et où ils entrent, dans ce rapport inversé du théâtre remontant au moins à Horace de Corneille, qui veut que les personnages sortent du théâtre quand ils entrent dans l’action, et qu’ils y entrent quand ils en sortent. Mais Strindberg n’est pas Corneille: la cuisine de Mademoiselle Julie n’est pas le lieu de décantation pour ainsi dire d’une action historique et politique qui, en se décantant justement, devient intelligible, loin du fracas et de la fureur, sources eux de confusion. Car c’est cette confusion même qui est au centre du drame de Strindberg.

Confusion des sentiments, des positions, des rapports, en un siècle (la fin du XIXème) où les vieilles structures de la société sont en train d’être renversées « cul par dessus tête ». En ce sens, la pièce de Strindberg est une « tragédie naturaliste » – d’autant que c’est un fait divers qui en a fourni l’occasion à l’auteur. Pour sa pièce, Strindberg a fait le choix d’une action continue, d’une action sans découpage de scènes ni d’actes. Mais l’on distingue clairement deux moments: avant et après que Jean et Julie ne sortent, mus par le désir presque bestial l’un de l’autre et ne reviennent, leur rapport changé par ce qu’il y a eu physiquement entre eux, cependant que la liesse populaire envahit la cuisine, sortie anticipée par une première au cours de laquelle Jean et Julie ont dansé ensemble au bal. Au centre de la pièce donc, une fêlure, une déchirure, désignant dans la forme même tout ce qu’il y a pu y avoir de bestialité dans la poussée amoureuse, sexuelle de Jean et de Julie l’un vers l’autre, une plongée dans l’abîme de cette relation.

On pourrait en rester là. Et c’est ce qu’on fait bien souvent, commentant la double violence de l’un et l’autre personnages, qui cherchent mutuellement à se soumettre l’autre, jusqu’à la mort, le suicide de Julie, « ordonné » – c’est en tout cas ce qu’elle lui demande – par Jean. Mais je ne suis pas d’accord avec cette lecture traditionnelle de la pièce. Est-il si sûr que ce qui pousse Jean et Julie l’un vers l’autre se réduise au besoin de domination? et que la raison ne s’en trouve pas plutôt en eux même? dans un besoin d’affranchissement impossible, qui leur fait peur? Il y a cette tirade de Julie, qui permet au passage de goûter la justesse extraordinaire de cette écriture:

« Je fais parfois un rêve dont je me souviens tout à coup: je suis perchée en haut d’une colonne et je ne sais pas comment descendre, mais je n’ai pas le courage de m’élancer; je n’arrive pas à m’agripper, je voudrais tomber, mais je ne tombe pas. Pourtant je n’ai pas de répit avant d’être en bas, je ne connais pas le repos avant d’être en bas, sur le sol. Et quand j’y suis, je voudrais disparaître sous terre. »

Goût masochiste de Julie, goût de la déchéance, à mettre en parallèle avec son mépris des hommes, son besoin de domination sociale et sexuelle? C’est une lecture. Mais je crois qu’il y aurait plus à tirer en privilégiant un autre regard, un regard qui sache se rappeler que Mademoiselle Julie appartient à la veine des grandes oeuvres puritaines, dans le style du puritanisme littéraire d’Henry James, celui qui met en scène des personnages effrayés par leur propre désir d’affranchissement d’une condition qu’ils méprisent et qu’en même temps ils incarnent et qui les pousse au final, parvenus au bord de l’abîme, à surjouer le rôle dont ils cherchaient à s’éloigner. Il y a dans la sexualité, dans l’amour d’une maîtresse, fille de comte, et de son valet, un affranchissement possible, une libération des corps, qui est aussi une libération des êtres, des conditions. C’est la puissance du désir. Mais c’est un jeu dans lequel Julie et Jean s’investissent pour ainsi dire à leur corps défendant. Le moment de la jouissance amoureuse est rejeté en dehors de la scène, et pas seulement je crois pour des raisons de convenance. Il reste la promesse d’un autre ordre, qui aurait pu être, mais qui passe d’abord par l’expérience, par l’acceptation d’un désordre: qu’un valet « couche » avec sa maîtresse, et qu’ils le fassent non parce qu’il l’a forcé, mais parce que c’est elle qui l’y a poussé. Tout le reste, le rapport de plus en plus violent qui suit leur retour sur scène et le « fantasme » romanesque d’une fuite vers les lacs italiens où ils fonderaient une auberge n’est que la matérialisation selon moi de l’amour qui les pousse l’un vers l’autre, mais qu’ils vont mettre toute leur fureur à rejeter. « Tragédie naturaliste », dit Strindberg, et non drame. Où en trouver la raison, sinon dans cette expérience à la fois consentie et refusée, agie et subie d’un au-delà des limites psychologiques et sociales?

En 2014 je lis du théâtre

Challenge En 2014, je lis du théâtre

Challenge XIXème siècle
Challenge XIXème siècle

Un hiver en Suède-copie-1

 Marathon lecture suédoisUn billet publié dans le cadre d’Un hiver suédois animé par Marjorie

Livre lu lors du Marathon de lecture suédois

 

9 réflexions sur « August STRINDBERG: Mademoiselle Julie »

  1. @Claudialucia: oui, j’y passe au moins deux semaines toutes les années, ce qui me donne l’occasion de voir pas mal de spectacles. Il y en a tellement à Avignon… Mais il me
    semble que tu « traînes » par là-bas régulièrement toi aussi… 🙂

  2. Je trouve intéressant d’élargir la littérature naturaliste à d’autres pays (dans ce mouvement je ne connais que des français) et de voir ce que cela a pu donner ailleurs.

  3. @Soie: oui, j’ai lu aussi quelques naturalistes italiens intéressants, il faudrait que je retrouve les titres, mais je ne suis pas sûr qu’ils soient traduits.

  4. @Denis: ton « cursus » en effet, je l’ai vu, est chargé! 🙂 Traditionnellement, je réserve le mois de juillet pour lire du théâtre (c’est pendant Avignon, j’alterne lectures et
    spectacles). Mais la relecture de ce drame de Strindberg m’a vraiment donné envie d’en lire avant, et pour le coup ce challenge théâtre tombe à point nommé. Je vais peut-être continuer avec
    Shakespeare, ou aller jeter un coup d’oeil à Ibsen. En tout cas je suis avec grand plaisir tes billets sur le théâtre antique.

  5. @Marie et Anne: oui, j’ai vraiment beaucoup aimé la pièce, une belle, une grande (re)découverte de ce week-end de lectures. Et puis, c’est tellement agréable de pouvoir partager
    nos avis de lecture 🙂

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