Emile ZOLA: Son Excellence Eugène Rougon
Député des Deux-Sèvres à la Législative, Eugène Rougon a été un instant ministre des travaux publics sous la Présidence et a coopéré activement au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte; c’est lui qui s’est emparé du Palais- Bourbon, à la tète d’un régiment de ligne. Plus tard, l’empereur l’a chargé d’une mission en Angleterre, puis il est entré an Conseil d’État et au Sénat. Parvenu à la présidence du Conseil d’Etat, c’est l’un des dignitaires impériaux les plus en vue. Il habite rue Marbeuf un hôtel dont l’empereur lui a fait cadeau. Au moment où le roman commence, Rougon quitte la présidence du Conseil d’Etat. Dans le temps de vacance qui s’en suit, il se laisse un temps tourner la tête par Clorinde, une belle italienne qui rêve de parvenir. Mais pour une bête bâtie comme Rougon, le goût du pouvoir est plus fort que le parfum des sens. Et sa principale préoccupation reste le retour au sommet…
Eugène Rougon c’est d’abord un corps, un animal politique, expression que Zola prend ici à la lettre: le « grand homme » est d’abord une homme gros, aux épaule larges, une épaisse chevelure grisonnante plantée sur son front carré, un grand nez, des lèvres taillées en pleine chair, des joues longues, sans une ride. Il est grand parce qu’il est plus fort. Ses discours sont une épreuve physique, un engagement de tout le corps. Au repos, c’est un taureau assoupi. Une physionomie vulgaire que transfigure la beauté de la force.
La force et la faiblesse du bonhomme tiennent tout entière dans la recommandation qu’il adresse à ses proches dès le début du roman: « Méfiez-vous des femmes. » Rougon n’est pas un sensuel. Le pouvoir lui suffit. Sa rencontre avec Clorinde, une aventurière italienne qui a rêvé de se faire épouser par lui, et dans laquelle il n’a su entrevoir qu’un caprice excitant, va lui prouver son erreur; devenue la maîtresse de l’Empereur, Clorinde se vengera en lui faisant retirer le pouvoir, qu’il mettra trois ans à reconquérir.
Rougon est aussi l’incarnation du système de corruption qui a miné l’Empire, une sorte de figuration de l’Empereur lui-même: ces hommes qui n’ont que les mots d’ordre à la bouche et de répression se montrent d’une extraordinaire faiblesse lorsqu’il s’agit d’offrir des charges et des marchés à leurs protégés. Incapables qu’ils sont de mettre de l’ordre dans leurs relations, leur pouvoir est la vache à lait dont profitent leurs protégés pour faire leurs affaires. La fidélité se paye. Et la faiblesse du pouvoir impérial se mesure à tout ce dont ses principaux soutiens se gorgent pour lui rester fidèle. L’ingéniosité de l’Empire impérial, ce deuxième moment du règne de Napoléon III dont Rougon devient le représentant à la Chambre, après avoir été, comme ministre de l’Intérieur, le bras de la force brutale et d’une conception autoritaire du pouvoir, est de trouver à rémunérer autrement tout ce personnel politique: les « droits » nouveaux du Parlement sont la monnaie de singe qui permet à l’Empire de survivre dix ans à la contradiction qui le mine.
Payer de mots gros, mais qui sont des mots vides, l’appétit sans limite de toute une clique de petites frappes qui sont les principaux soutiens du pouvoir, est une méthode répandue en politique. Zola en écrivain sûr de sa méthode et de son règne à lui, qui est un règne littéraire, en fait l’un des motifs principaux du roman. La politique est de la mauvaise littérature. En témoigne l’obsession de Rougon et de son clan non seulement à contrôler la presse, mais encore à s’ériger en norme du bon goût littéraire. Rougon méprise les romans. Quand il s’intéresse à la littérature de colportage, c’est parce qu’il craint d’y trouver une forme de propagande utile au camp républicain. Il condamne le feuilleton publié par la feuille la plus proche du pouvoir impérial sous prétexte d’atteinte aux bonnes moeurs: il est vrai que cette histoire d’une femme honnête qui cède sans remords à l’adultère fait curieusement penser à Madame Bovary, dont le procès fut, on le sait, un épisode important dans l’histoire des rapports du pouvoir politique et de la littérature. En littérature justement, Rougon est l’ennemi du réalisme: « Rougon […] tonnait contre les livres. Il venait de paraître un roman, surtout, qui l’indignait: une oeuvre de l’imagination la plus dépravée, affectant un souci de la vérité exacte, traînant le lecteur dans les débordements d’une femme hystérique. ». Son esthétique est une esthétique de parvenu qui voudrait conserver au monde les formes de réussite bourgeoise dont il rêve depuis l’enfance: un intérieur cossu, une femme honnête régnant sur sa fortune, tout un imaginaire de respectabilité et de réussite qui ne s’accommode pas des vérités du roman, surtout quand celui-ci a pour objet les hypocrisies sociales. Les deux discours de Rougon au Corps législatif qui viennent clore le roman sont eux même un grand moment de mauvaise littérature. Devant des députés qui désertent la bibliothèque, Rougon donne un exemple impressionnant de rhétorique pompeuse: « On l’applaudissait, il triomphait. Son grand corps emplissait la tribune. Ses épaules, balancées, suivaient le roulis de ses phrases. Il avait l’éloquence banale, incorrecte, toute hérissée de questions de droit, enflant les lieux communs, les faisant crever en coups de foudre. Il tonnait, il brandissait des mots bêtes. Sa seule supériorité d’orateur était son haleine, une haleine immense, infatigable, berçant les périodes, coulant magnifiquement pendant des heures, sans se soucier de ce qu’elle charriait. »
Les Rougon-Macquart: n°6
Billet publié dans le cadre du défi « J’aime les classiques »
Merci à Marie L qui a eu la charmante idée de ce défi et se charge de dresser la liste des billets publiés
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7 réflexions sur « Emile ZOLA: Son Excellence Eugène Rougon »
Un zola que je n’ai pas encore lu… j’ai prévu de tous les lire et on billlet me donne bien envie de lire celui-ci…
@Maggie: c’est un bon roman politique.
J’ai également repris le lecture de la saga Rougon-Macquart par ordre chronologique d’écriture et en suis au milieu de Son Excellence : )
Je trouve dommage qu’il n’y ait pas un challenge Rougon-Macquart (ou alors ne l’ai-je pas trouvé???)
Bonne continuation!!! Et bonnes lectures 😉
@Doudou: quelle bonne idée! Voilà peut-être une manière de me relancer dans ma lecture de Zola, qui est restée enlisée au beau milieu d’Une page d’amour!
J’ai commencé la lecture des Rougon à son début car je n’avais jusqu’ici lu que certains des romans, je n’en suis pas encore ici mais ce billet me donne bien envie d’avancer
Je profite de ce billet pour te souhaiter une belle année 2010!
C’est une analyse très sympa !
J’apprécie beaucoup Zola mais ça fait très longtemps que je ne me suis pas replongée dans ses peintures sociales…