Henry JAMES: Mon ami Bingham
5ème étape de mon auto-challenge Henry James. :o)
C’est la fin de l’été. Au bord de la mer. L’occasion pour le narrateur de passer plusieurs jours de vacances en compagnie d’un ami proche, George Bingham, tout juste revenu d’Europe. Au cours d’une de leurs promenades, Bingham ne voit pas, au milieu des rochers, l’enfant qui vient d’échapper à la surveillance de sa mère, une jeune et jolie veuve que les deux amis ont aperçu peu auparavant: croyant viser un oiseau, il tire et tue l’enfant…
Attaché à donner témoignage des énigmes du coeur humain, on jugera peut-être qu’Henry James pousse ici sa formule jusqu’à une sorte de caricature: cette histoire d’un homme rongé par le remord qui finit par épouser la mère de l’enfant qu’il a tué, improbable, n’est sans doute pas cependant l’essentiel, mais la recherche d’une forme de récit capable de dire l’opacité des sentiments humains. Est-ce le remord qui guide Bengham, le désir d’effacer sa faute, ou bien une forme de fascination pour la mort, lui dont le narrateur nous révélait dès le départ qu’il voulait renoncer au mariage? C’est « un moraliste », un « homme de sensibilité », qui peine à trouver sa place dans un monde dominé par le culte de l’action, de l’énergie et qui ne peut donc qu’être séduit par la romanesque figure de cette femme qui a doublement commerce avec la mort: parce qu’elle est veuve et parce qu’il a tué son fils. Comment expliquer cependant que la jeune femme aille si rapidement dans le même sens que lui? Il y a donc quelque chose d’inquiétant en creux dans ce récit, avec quoi contraste pourtant l’image d’une jeune femme sensible digne des sentiments de Bingham, du moins aux yeux du narrateur, laquelle finit par trouver le bonheur dans le mariage tout en restant fidèle à la mémoire de son fils. Et la dernière image du héros, quelques années plus tard, s’épanouissant lui aussi dans son couple, ayant su accéder à une forme de bien-être philosophique et se laissant aller à l’embonpoint s’oppose évidemment à ses portraits précédents.
Certes, James est encore ici un peu maladroit, notamment parce que l’opposition des motifs romanesques et réalistes entre quoi le lecteur est chargé de choisir sa propre lecture des faits est trop marquée. Cependant, ce qui fait le prix de cette nouvelle, c’est qu’on y assiste à la formation, comme en direct, d’un des grands maîtres du point de vue. Ici, tout est question de perspective, variation de la focale, changement du point de fuite: la mouette qui cache la figure du jeune enfant est une illusion d’optique, comme le sont peut-être les jugements du narrateur qui, parce qu’il a assisté à la tragédie, n’est pas le rapporteur objectif qu’il prétend, et le lecteur lui même en vient à envisager sa propre manière de concevoir l’action, l’évolution des personnages comme relevant de mises au point nécessaires et successives. Il ne faut pas voir là cependant un divertissement vain, un jeu intellectuel. La scène où Bingham, tirant par défi sur une mouette qu’il manque, voit tomber, au moment où l’oiseau s’envole, l’enfant qu’il vient d’atteindre est bouleversante pour le lecteur. Au centre du récit, elle enracine les expérimentations littéraires dans une expérience première, un drame existentiel. La littérature chez Henry James est toujours la recherche de l’artifice qui conduit à la vie.
3 réflexions sur « Henry JAMES: Mon ami Bingham »
J’admire ton auto-challenge. Il y a deux ans, je m’étais lancée dans la lecture de ses romans et j’en ai lu une bonne dizaine d’affilée. Après, j’ai eu besoin d’une pause !
@Canthilde: Une dizaine de romans d’affilée… pour le coup, c’est moi qui suis admirateur. J’ai un peu de mal en ce moment à tenir ce blog à jour. Mais d’autres notes sur les nouvelles de James
devraient suivre bientôt.
J’ai oublié de te répondre au sujet de Julia Leigh (et je viens de voir avec effroi que je n’ai pas répondu aux commentaires sur son livre – mais je le jure, je les ai lus !). « Ailleurs » (« Disquiet ») n’est pas tout à fait comparable à Henry James et je ne voulais d’ailleurs pas trop insister sur ce point. J’ai un peu retrouvé l’ambiance de « The Turn of the Screw » (le tour d’Ecrou) mais le style tout comme la narration sont assez éloignés de l’image que je garde de ce livre de James (lu en fin de prepa il y a donc plus de 6 ans). C’est un livre très curieux, que j’ai aimé pour son originalité et l’ambiance étrange. Il n’égale cependant pas Henry James – même si de toute manière la comparaison me semble moyennement appropriée.