Au temps de la liberté d’entreprendre et des loisirs calibrés, il manquait encore au libéralisme triomphant un grand projet, un pari, qui donne l’occasion à notre société d’aller jusqu’au bout d’elle-même. Ce pari, c’est celui qu’a tenu un groupe d’entrepreneurs, pour répondre aux attentes de l’Etat soucieux de relancer l’activité économique dans une région touchée par la dépression: ouvrir un gigantesque eros-center, une sorte de parc de loisir des amours monnayées. Le roman est l’histoire de cette entreprise de prostitution, racontée par son dirigeant, c’est-à-dire d’un point de vue strictement managerial, avec en incise des rapports du directeur financier, du directeur des relations humaines, de la psychologue ou de plusieurs employées, et pour toile de fond le Génie du christianisme de Chateaubriand, dont le livre imite le plan et auquel il multiplie les références sous la forme entre autres de citations introduites en italique dans le texte.
Le Génie du proxénétisme est un livre amusant, du moins dans le principe, qui déconstruit sur le mode ironique les ambitions et la rhétorique du capitalisme quand celui-ci n’est plus seulement un mode d’organisation de la production, mais prétend délivrer aussi de grandes espérances et donner les moyens de la réalisation de soi. Alors, le capitalisme devient une religion, un opium du peuple. Et il y a quelque chose en effet d’amusant à singer pour ce faire le discours d’un Chateaubriand dans sa défense de la religion chrétienne.
Il y a sans doute un rapport plus intime à Chateaubriand cependant, avec qui Charles Robinson semble partager la vision d’un monde contemporain prosaïque, dépourvu de sensibilité et d’imagination, qui ne parvient au mieux qu’à singer la grandeur des siècles passés, se paye de rhétorique, et encore une rhétorique calibrée, pour dissimuler son manque réel d’ambition.
Le roman de Charles Robinson est aussi une forme de récit post-moderne, qui manie la citation, la parodie, le palimpseste. C’est un retour à certaines pratiques du XVIIIème siècle aussi, dans l’esprit des grandes satires que sont Les instructions aux domestiques de Jonathan Swift ou le moins connu Voyage de Paris à Saint Cloud par mer et retour de Saint Cloud à Paris par terre de Louis-Balthazar Néel.
Mais l’auteur n’a pas le talent de ces grands aînés auxquels il nous fait penser. Si la satire est souvent réussie, nombreuses sont aussi les formules faciles, qui ne font pas rire, mais qui ressemblent plutôt à quelque chose de soi-même très calibré dans le goût de la prose publicitaire prétendument caustique. Pour être Jonathan Swift ou Louis-Balthazar Néel, et non pas Beigbeder, il aurait fallu biffer ces expressions, réduire aussi le livre de moitié ou des deux tiers, car à la longue les discours de ces représentants de l’entreprise nous ennuient. C’est ce qu’il font, je sais, dans la vie réelle. Mais quel intérêt y avait-il à faire entrer trop longuement cet ennui dans un livre? Au lieu donc d’un grand petit livre, le Génie du proxénétisme est un roman de 220 pages grand format etc., bref tout ce qu’il y a de plus calibré malgré tout pour prendre place à côté d’autres produits calibrés sur les tables de nos libraires. C’est la limite de ce livre: cette satire de l’entreprise qui n’est elle-même qu’un produit de l’édition contemporaine.
2 réflexions sur « Charles ROBINSON: Génie du proxénétisme »
Et pas un mot de critique acerbe du système perpétré par cette noble entreprise ? Personnellement, j’en ai marre d’entendre parler de la prostitution du seul point de vue des proxénètes et clients…
La prostitution n’est pas l’objet de ce roman en fait, mais le capitalisme, ou plutôt l’idéologie néo-libérale. L’idée de Charles Robinson, dans l’esprit ironique de la satire sociale et politique, c’est de donner la parole aux artisans de ce capitalisme, non pour les défendre, mais pour mettre à nu ce que leur discours révèle de cynisme, d’inhumanité. C’est l’aspect réussi du livre. Même si je reste assez réservé sur le rendu final, comme je l’ai dit dans ma note.