Caroline BLACKWOOD: Granny Webster

Caroline BLACKWOOD: Granny Webster

Blackwood, Granny WebsterEnvoyée habiter chez son arrière-grand-mère Webster, au lendemain de la seconde guerre mondiale, afin d’y poursuivre sa convalescence et d’y profiter de l’air de la mer, la narratrice de cette histoire ne s’attendait sans doute pas à y faire une si singulière rencontre. La maison qu’occupe Granny Webster avec une vieille servante borgne est un endroit obscur, humide, glacé comme une vieille église, à l’image de cette arrière-grand-mère richissime, sombre comme une sorcière, qui compte tout avec parcimonie, même l’air qu’elle donne à respirer à son arrière-petite fille au cours d’ennuyeuses promenades en Rolls-Royce le long du bord de mer : « On m’envoya habiter chez elle deux ans après la fin de la guerre mais dans sa maison on se serait toujours cru en temps de guerre. Ses volets et rideaux étaient souvent fermés pendant la journée comme si elle continuait à préserver une sorte de scrupuleux black-out. Je crois qu’elle craignait le soleil plus qu’elle n’avait jamais craint les raids des Allemands. Elle possédait de tristes et précieux tapis persans et il semblait qu’elle fût terrorisée à l’idée qu’un rayon de soleil égaré et sournois ne s’introduisit en catimini pour les faner. »…

 

Non, ce ne sont pas seulement la belle couverture, ni les premières phrases du roman, qui cependant donnent immédiatement à saisir une ambiance, une tension, qui font la force de ce récit. C’est un tout. Ce livre est un de mes coups de cœur de lecture de cette année. Il y a sans doute quelque chose de très personnel dans le livre de Caroline Blackwood, tiré d’un fond en grande partie autobiographique. Mais on y trouve aussi une belle mécanique narrative. Autour du personnage de granny Webster, ancêtre froide et disciplinée, qui mène une existence égoïste, l’histoire s’organise. La question qui soutient le récit est celle de toute enquête généalogique : de quoi l’arrière-grand mère Webster est-elle l’origine ? Sauf que, ironiquement, l’ancêtre ici est le seul personnage survivant d’une famille fantasque qui part à la dérive. C’est le bonheur de ce livre à la fois déjanté et pourtant si classiquement britannique, avec sa galerie de portraits électriques : la tante Lavinia, alcoolique et dépressive, qui noie dans une légèreté et une désinvolture affectées le désespoir qui la conduit jusqu’au suicide ; le père, mort pendant la guerre, en Birmanie ; la grand-mère Dunmartin, que la douce folie de croire converser avec les fées finit par plonger dans la pathologie la plus noire ; le grand-père Dunmartin, homme faible et pathétique, qui croit pouvoir sauver les apparences en affectant de mener un mode de vie que lui interdisent ses difficultés financières et l’état de santé de sa femme.

 

Difficile donc de résumer un tel livre, qui tire sa force d’une plume habile à caractériser des lieux, des personnages, des attitudes. Des lieux surtout, dont le récit offre une belle collection d’ambiances éclectiques : la demeure sombre et noire de granny Webster, près de Brighton, tourne le dos à la mer au bord de laquelle elle est construite, pour cultiver le souvenir égoïste d’un mode de vie dépassé ; la maison de Lavinia, à Mayfair, toute en miroirs et en verre, comme une serre surchauffée embaumant le lys, est habitée d’une joie factice, et du culte d’elle-même de sa propriétaire ; Dunmartin Hall, humide et froide, envahie par les mauvaises herbes, précaire construction, impossible à habiter et à entretenir, peine lamentablement à singer le mode de vie britannique, au milieu des paysages somptueux, mais sauvages et stériles de l’Irlande du Nord.

 

A l’image des cendres de l’arrière-grand-mère Webster qui, dans la dernière scène, sont rabattues par le vent devant la narratrice effarée par ce manquement post mortem au respect scrupuleux des convenances à quoi granny Webster avait sacrifié sa vie et sans doute aussi celle de sa famille, ce roman est pénétré d’une joie corrosive. Franchement, comment peut-on trouver tant de bonheur à décrire la déchéance d’une famille qui s’abîme dans ses rêves de grandeur et ses attitudes rigides ? Un roman délicieux comme un bonbon acide.

 

10 réflexions sur « Caroline BLACKWOOD: Granny Webster »

  1. @Lou: j’ai encore 3 ou 4 « anglaiseries » en réserve, lues ces derniers temps, mais comme toujours je peine à trouver le temps en ce moment de rédiger les billets de tout ce que je
    lis.

  2. J’ai adoré ce roman lu à sa sortie chez Christian Bourgois, j’en garde un merveilleux souvenir ! Je ne suis pas étonnée de voir que toi aussi tu as été charmé par cette lecture !
    Un petit mot pour te dire que mes lectures étant en berne, j’ai troqué « Les Forestiers » contre « Métamorphoses » pour notre LC de Thomas Hardy. Ainsi je suis certaine de ne pas vous faire faux bond !

  3. @Lou: je n’avais pas remarqué ce roman jusqu’à sa sortie récente en poche. Mais j’ai constaté en me promenant sur les blogs que beaucoup l’ont lu à ce moment là. En tout cas,
    c’est une passionnante séance de rattrapage que je viens de me donner là. J’ai commencé « Les Forestiers ». C’est vraiment bien…

  4. Moi aussi j’ai lu ce roman aux éditions Bourgois. Cela n’a pas été un coup de cœur étrangement c’est un roman que je me souviens bien ! Curieux non 😉

  5. @Malice: c’est ce que j’ai aimé dans ce roman; rien de démonstratif, mais des phrases bien tournées, une belle justesse de ton, et cette évocation acidulée d’une famille qui se
    révèle finalement assez marquante et attachante. Je crois garder longtemps un bon souvenir de ce roman.

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