La présence du primitif
L’homme se sent isolé dans le cosmos, car il n’est plus engagé dans la nature et a perdu sa participation affective inconsciente avec ses phénomènes. Et les phénomènes naturels ont lentement perdu leurs implications symboliques. Le tonnerre n’est plus la voix iritée d’un dieu, ni l’éclair son projectile vengeur, la rivière n’abrite plus d’esprits, l’arbre n’est plus le principe de vie d’un homme, et les cavernes ne sont plus habitées par des démons. Les pierres, plantes, les animaux ne parlent plus à l’homme et
C.G. JUNG, Essai d’exploration de l’inconscient, traduction Laure Deutschmeister, Robert Laffont, 1964, Folio, pp. 163 sqq
I’homme ne s’adresse plus à eux en croyant qu’ils peuvent l’entendre. Son contact avec la nature a été rompu, et avec lui a disparu l’énergie affective
profonde qu’engendraient ses relations symboliques.
Les symboles de nos rêves tentent de compenser cette perte énorme. Ils nous révèlent notre nature originelle, ses instincts et sa manière particulière
de penser. Malheureusement, ils expriment leur contenu dans le langage de la nature, qui est étrange et incompréhensible pour nous. Nous sommes donc obligés de traduire ce langage dans les termes et les concepts rationnels du discours moderne, qui s’est libéré de tout ce qui l’encombrait à l’époque primitive et particulièrement de la participation mystique avec les choses qu’il décrit. Aujourd’hui, lorsque nous parlons de fantômes et d’autres êtres numineux, ce n’est plus pour les évoquer. Ces mots jadis si puissants ont perdu la puissance en même temps que la gloire. Nous avons cessé de croire aux formules magiques. Il est peu de tabous ou d’autres restrictions analogues; notre monde est apparemment débarrassé de
« superstitions » telles que « les sorcières, les magiciens, les lutins », sans parler des loups-garous, des vampires, des âmes de la brousse, et de toutes les autres créatures bizarres qui peuplaient la forêt primitive.
Plus exactement, c’est la surface de notre monde qui est nettoyée de tous les éléments superstitieux et irrationnels. Que, pourtant, notre monde intérieur (et non pas l’image complaisante que nous nous en faisons) soit, lui aussi, délivré de tout caractère primitif est plus douteux.