C’est un long voyage que ce voyage du chalet
Ils montent, ils vont de nouveau à plat, ils montent; c’est un long voyage que ce voyage du chalet, à cause de toute la gorge qu’il fallait longer d’abord d’un bout à l’autre. On compte quatre heures pour la montée, en temps ordinaire, et deux pour la descente, en temps ordinaire, mais le commencement de mai n’était pas encore un temps très favorable et les quatre heures se trouvèrent largement dépassées. Pourtant on avait vu les sapins s’espacer enfin et on commençait aussi à les distinguer jusqu’à la pointe, dans une fine poussiere de jour comme celle que le vent fait lever sur les routes. Les troncs se marquèrent par un peu de couleur plus noire dans le gris de l’air, en même temps qu’en haut des arbres, des espèces de lucarnes aux vitres mal lavées se montraient. Les cinq hommes firent encore un bout de chemin, écartant de devant eux par-ci par-là un dernier rideau d’ombre, puis ils entrèrent tout à fait dans le jour, en même temps qu’ils arrivaient à un espace déboisé, où les lanternes furent seulement deux petites couleurs sans utilité, c’est pourquoi on les a soufflées. Là, il a fallu qu’ils s’avancent avec précaution, à cause d’une large coulée de neige. Crittin allait devant avec sa canne ferrée, commençant par bien creuser avec le pied un trou où il enfonçait jusqu’à mi-jambe, puis il faisait un pas; et les autres suivaient un à un, mettant le pied dans les trous faits par Crittin. On les a vus ainsi avancer les cinq par secousses, par petites poussées, et ils ont été longtemps cinq points, cinq tout petits points noirs dans le blanc. Ils ont été ensuite dans une nouvelle coulée de neige, ils ont été dans des éboulis; en avant, et à côté d’eux, les grandes parois commençaient à se montrer, tandis qu’ils s’élevaient vers elles par des lacets et, elles, elles descendaient vers eux par des murs de plus en plus abrupts, de plus en plus lisses à l’œil. Ici, il n’y avait plus d’arbres d’aucune espèce; il n’y avait même plus trace d’herbe: c’était gris et blanc, gris et puis blanc, et rien que gris et blanc. Et, eux, ils furent de plus en plus petits, là-haut, sous les parois de plus en plus hautes, qui furent grises aussi, d’un gris sombre, puis d’un gris clair; puis, tout à coup, elles sont devenues roses, faussement roses, parce que ce n’est pas une couleur qui dure; c’est une couleur comme celle des fleurs, une couleur trompeuse, qui passe vite, car il n’y a plus de fleurs ici, non plus, ni aucune espèce de vie; et le mauvais pays était venu qui est vilain à voir et qui fait peur à voir. C’est au-dessus des fleurs, de la chaleur, de l’herbe, des bonnes choses; au-dessus du chant des oiseaux, parce que ceux d’ici ne savent plus que crier. La corneille des neiges, le choucas au bec rouge; les oiseaux noirs ou blancs ou gris qui peuvent encore vivre ici, mais sans chansons; à part quoi il n’y a rien et plus personne, parce qu’on est au-dessus de la bonne vie et on est au-dessus des hommes; pendant que le soleil venait, les frappant tous les cinq en même temps sur le côté gauche de leur personne –
C.F. Ramuz, La Grande Peur dans la montagne (1926)
4 réflexions sur « C’est un long voyage que ce voyage du chalet »
Un beau passage, merci de le partager. Je connais ce livre, lu en 2012. Je relis que l’on a reproché à Ramuz de malmener la syntaxe pour trouver une langue expressive, celle du pays vaudois, qui peut surprendre. Il adopte un point de vue cantonal qui contribue, pour moi, au charme de ses romans.
La montagne ! Cette force.
Oui, ce travail sur la langue, le style est parmi ce qu’il y a de plus précieux chez cet écrivain suisse, je trouve, afin d’adapter la langue à dire une vision des choses, une expérience commune. Rien que pour ça (tordre le matériau pour le mettre au service de la voix de ceux qu’il représente), Ramuz est un immense artiste.
j’aime beaucoup ce roman qui m’a permis ensuite de lire d’autres textes de Ramuz
je le mets à coté du roman de Giono Batailles dans la montagne
J’en avais lu d’autres avant. Mais je trouve que celui-ci est le plus puissant. Curieusement, alors que j’ai lu bcp de romans de Giono, je n’ai toujours pas lu celui dont tu parles. Ce serait intéressant en effet de comparer, vue l’influence que Ramuz a eu sur le style de Giono.