Les poètes sont si vulnérables : alors vous autres, ne blessez jamais les poètes
Quand on peut faire souffrir quelqu’un de malheureux et qui est sans défense, on peut aussi bien torturer une pauvre bête. Les gens sans défense n’excitent que trop souvent chez les forts l’envie de leur faire mal. Sois donc heureux de te sentir fort et laisse les plus faibles en paix. Ta force paraît sous un bien mauvais jour, quand tu t’en sers pour tourmenter les faibles. Cela ne te suffit donc pas d’avoir toi-même les deux pieds sur terre ? Faut-il encore que tu en poses un sur la nuque de ceux qui vacillent et qui cherchent, pour qu’ils s’égarent encore davantage et coulent plus bas, toujours plus bas, jusqu’à désespérer d’eux-mêmes ? Faut-il donc que la confiance en soi, le courage, la force et la détermination commettent toujours le crime d’être brutal, d’être sans pitié et sans délicatesse à l’égard d’autres qui ne sont pas même un obstacle sur leur chemin, qui sont simplement là à écouter avec envie ce bruit que font la gloire, les honneurs et la réussite des autres? Est-ce noble, est-ce bien d’offenser une âme en proie aux rêves? Les poètes sont si vulnérables : alors vous autres, ne blessez jamais les poètes. Au reste, je ne parle pas de toi à présent, mon petit Kaspar; car après tout, que représentes-tu de si grand que ça dans le monde? Toi non plus, tu n’es peut-être encore rien du tout et tu n’as aucune raison de te moquer de ceux qui sont comme toi. Tu luttes avec le destin, eh bien, laisse donc les autres lutter aussi, à leur manière! Vous voilà deux lutteurs et vous vous combattez? C’est absurde et stupide. Vous avez tous deux bien assez d’occasions de souffrir dans votre vie d’artiste, assez d’embûches, de malentendus, de promesses et de déceptions, faut-il encore que vous fassiez exprès de souffrir davantage? En vérité, je me sentirais, moi, le frère d’un poète, si j’étais peintre. Il ne faut jamais se hâter non plus de mépriser le ratage ou la paresse et l’oisiveté apparente de quelqu’un. Son soleil peut se lever si soudainement, son poème sortir tout à coup d’un long rêve confus!
Robert Walser, Les enfants Tanner, traduction Jean Launay, Gallimard, 1985
Je poursuis avec délice ma découverte de Robert Walser, un poète à lire lentement, avec douceur, je dirais presque avec tendresse, tant est ténu le charme de cette prose unique, délicate, si fragile et en même temps si belle.
En prime, un petit bouquet, tout aussi fragile sur son guéridon, en équilibre entre un miroir et quelques livres…
Extrait publié dans le cadre des Feuilles allemandes, consacrées à la littérature de langue allemande.
2 réflexions sur « Les poètes sont si vulnérables : alors vous autres, ne blessez jamais les poètes »
un écrivain qui est dans ma bibliothèque depuis ma lecture Promenades avec Robert Walser de Carl Seelig
je l’ai lu doucement effectivement et c’est un plaisir que son oeuvre soit petit à petit totalement publiée
Doucement, petit à petit – ce sont les mots qui conviennent en effet pour ce très grand poète des impressions fugaces, des petits riens.