Norman LEWIS: Naples 44

Publié par Cléanthe le

Une ville en lambeaux, ravagée par les bombardements, prise entre la débâcle fasciste et l’arrivée libératrice – mais désillusionnée et ô combien destructrice– des Alliés. Naples 44 n’est pas un roman, mais se lit comme tel. Dans ce journal tenu au jour le jour, Norman Lewis, officier du renseignement britannique, plonge dans le chaos quotidien d’une Naples affamée, corrompue, et pourtant étrangement vivante. Loin des grandes batailles et des discours héroïques, son récit nous fait traverser ruelles et regards, où chaque visage napolitain raconte une guerre intime. Des scènes absurdes, d’autres révoltantes, d’autres parfois drôles occupent cette année d’observation. Toutes nous forcent cependant à voir ce que la guerre fait aux êtres, aux âmes et restituent le portrait d’une Naples vivante, grouillante, jusque dans l’adversité des temps et les misères de la guerre…

Je pousuis avec le récit de Norman Lewis mon cycle de lectures napolitaines commencé à l’occasion de deux séjours successifs à Naples, cette année, en novembre et en février dernier. Livres et voyages, quand ils se nourrisent l’un l’autre, peuvent être l’occasion de belles révélations. J’ai découvert en effet ce texte dans le livre de Joël Schuermans, Vers Syracuse, une errance ferroviaire, un récit de voyage lu avec beaucoup de plaisir l’an dernier – un livre qui m’avait d’abord donné l’envie furieuse d’une périple ferroviaire, que j’ai réalisé rapidement, à travers la Suisse et le nord de l’Italie jusqu’à Venise et retour, mais qui m’avait aussi donné le goût de découvrir le récit de Norman Lewis, qui accompagnait justement Schuermans dans sa descente jusqu’en Sicile. Si je pouvais remercier Joël Schuermans, je le ferais ici même. Car Naples 44 est un livre fort, un témoignage rare, à ranger à côté de La Peau de Malaparte, cet autre grand livre sur le Libération de Naples, habile à mettre à distance les lectures simplificatrices et moralisantes du conflit.

Ce qui fait la force de Naples ’44, en effet, c’est la position unique de Norman Lewis : à la fois observateur, acteur et chroniqueur. L’auteur ne juge pas, mais décrit: une famille du voisinage qui sort chaque jour table et chaises devant la maison et tient salon à ciel ouvert, le rare mélange de noblesse et d’animation populaire de tel quartier de Naples, la place occupée par la superstition dans la vie des napolitains, tous les vols et petits trafics (celui des fils de cuivre par exemple) dont le commerce aide à survivre, mais qu’une administration militaire coupée des réalités sociales de la guerre veut prendre à tout prix pour des actes de sabotage délibérés… Dans cette neutralité apparente se cache, alors, une critique mordante, parfois ironique, de la prétendue supériorité morale des puissances alliées. La plume, précise et pudique, de Norman Lewis laisse filtrer l’horreur sans jamais s’y complaire : les enfants qui mendient, les femmes contraintes à la prostitution, les officiers plus occupés à faire des rapports qu’à secourir.

Le journal se construit comme une mosaïque d’instantanés, où chaque jour apporte son lot d’absurde et d’injuste. J’ai pensé parfois à Céline pour le regard cru, à Orwell pour la lucidité politique. Lewis réussit à faire entendre les voix des oubliés de l’Histoire – ceux qui survivent, ceux dont la grande tâche est de s’efforcer justement de survivre seulement. Il ne raconte pas la guerre des vainqueurs, des héros de l’Histoire (et reconnaissons qu’ils le furent), mais celle des silencieux. Et dans ces portraits souvent poignants, on perçoit sa propre métamorphose : du fonctionnaire militaire au témoin humaniste. Qui est civilisé, quand les bombardements alliés détruisent les hôpitaux, quand les populations « libérées » font l’objet de viols de masse par l’une des armées de leurs « libérateurs », quand les lois imposées servent davantage à rétablir un ordre militaire qu’à soulager une population ?

Mais le plus saisissant reste le portrait paradoxalement plein de vitalité qui ressort de cette ville meurtrie. Naples trafique, se vend, fait la pute, mais reste en vie. Et il y a de la dignité aussi dans cette capacité à ne jamais baisser les bras.

« Une folle rumeur court la ville avec son cortège d’angoisses: le sang de San Gennaro refuserait de se liquéfier cette année, et il se pourrait fort que les factions anti-Alliés et autres fauteurs de troubles s’emparent de l’événement pour l’exploiter et fomenter de ces émeutes dont Naples est coutumière quand le miracle ne se produit pas. La ville entière bruit d’insistantes prières implorant le miracle. La guerre a replongé la population dans le Moyen Age. Depuis quelque temps, les églises ne cessent de se remplir d’effigies soudain douées de parole, qui saignent, suent, expriment des liquides aux vertus cachées recueillis dans des mouchoirs ou des fioles. Des foules extatiques participent au grand déferlement de la sainteté. Il ne se passe pas un jour sans que la presse rapporte de nouveaux miracles. Dans l’église de Santo Agnello, un crucifix parlant entretient un dialogue permanent avec une statue de Marie de l’Intercession, et l’événement a été confirmé par des journalistes envoyés sur place. La statue de Santa Maria del Carmine, déjà célèbre pour avoir incliné la tête afin ďéviter une balle perdue durant le siège de Naples par Alphonse d’Aragon, se livre désormais à cette gymnastique quotidiennement, comme si c’était pour elle un simple exercice de routine.L’église recevait autrefois la visite annuelle du roi et de sa cour, venus admirer le barbier royal chargé de couper les cheveux qui poussaient miraculeusement sur le chef d’un christ d’ivoire. La coutume est en bonne voie de rétablissement. Et, au cas où le sang du protecteur se refuserait à toute liquéfaction, l’église de San Giovanni a Carbonara tient en réserve une fiole pleine du sang de saint Jean qui, au dire des journaux, se met à bouillonner à chaque lecture de l’Évangile. »

Norman Lewis, Naples 44, traduit de l’anglais par Pierre Giuliani et Iawa Tate, Phebus libretto, p.129

Billet publié dans le cadre de la thématique retenue ce mois-ci par le challenge Les classiques, c’est fantastique, animé par Moka


1 commentaire

Ingannmic · 28 avril 2025 à 12 h 55 min

Un classique méconnu, mais qui mérite d’être mis en avant… j’ai visité Naples il y a quelques années (et j’ai adoré cette ville), tu me tentes beaucoup avec ce titre..

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