Philip ROTH: J’ai épousé un communiste

Publié par Cléanthe le

Dans l’Amérique tendue de l’après-guerre, alors que la paranoïa anticommuniste s’installe, Nathan Zuckerman fut l’élève de Murray. Parvenu au soir de sa vie, alors que le vingtième siècle s’achève, Nathan retrouve son ancien professeur de littérature. Ensemble, ils évoquent la figure fascinante et tragique du frère de Murray, Ira Ringold, surnommé Iron Rinn, ouvrier devenu vedette de la radio, militant communiste convaincu, mari d’une actrice célèbre… et bientôt victime d’une chute brutale. Racontée à deux voix, entre confidences personnelles et souvenirs fragmentés, l’histoire se déploie peu à peu comme une enquête intime : qui était vraiment Ira ? Un héros engagé ? Un homme aveuglé par ses idéaux ? Un simple pion dans un jeu politique plus vaste ?

Je poursuis avec J’ai épousé un communiste, publié par Philip Roth en 1998, ma lecture de la « Trilogie américaine »: Pastorale américaine, J’ai épousé un communiste, La Tâche, en trois romans puissants, construits comme autant de tragédies, où la grande Histoire croise les désastres personnels, Roth explore les illusions et désillusions du rêve américain. Pastorale américaine suivait la descente aux enfers de Seymour Levov, confronté à l’attentat commis par sa fille dans le contexte des mouvements de contestation de la guerre du Vietnam. J’ai épousé un communiste accompagne la montée et la chute d’Ira Ringold dans une Amérique paranoïaque, en pleine chasse aux sorcières. Car au-delà de son apparence politique, ce récit est d’abord, comme l’était déjà le précédent, une tragédie humaine, racontée à travers les voix entremêlées de ceux qui l’ont vécue ou subie de près.

L’originalité narrative du roman tient en effet dans cette forme à la fois simple et efficace : deux personnages, Nathan Zuckerman et son ancien professeur Murray Ringold, discutent d’un troisième — Ira Ringold, frère de Murray et figure centrale du roman. Cette structure, qui n’est pas sans rappeler les romans de Conrad où la voix de Charles Marlow en faisait une sorte d’alter-ego du lecteur-observateur-enquêteur, permet à Roth de dérouler les événements à la manière d’un puzzle reconstitué, avec ses zones d’ombre et ses éclairages successifs. J’ai lu quelque part que l’histoire se construisait peu à peu, comme on épluche un oignon. J’ai trouvé cette comparaison particulièrement efficace, chaque révélation dans le roman modifiant en effet la perception des précédentes.

Belle figure romanesque, Ira Ringold, ouvrier devenu acteur radiophonique, est un personnage imposant, volontaire, profondément engagé à gauche. Marqué par la guerre et influencé par un mentor communiste, O’Day, il grimpe l’échelle sociale jusqu’à épouser Eve Frame, actrice en vue, ex-star du muet, symbole d’un monde bourgeois qu’il rejette en théorie. Le décalage entre ses idées et son mode de vie annonce déjà la tension dramatique à venir. C’est d’ailleurs cette épouse qui, lors de l’éclatement de leur couple, déclenchera sa chute en publiant un livre à charge : J’ai épousé un communiste. Véritable brûlot, cette publication devient une arme dans l’Amérique maccarthyste, avide de boucs émissaires. Mais Roth ne s’arrête pas à cette trahison intime. Il en explore les rouages, notamment la manipulation politique : Eve aurait été poussée à écrire ce livre pour servir une campagne sénatoriale. Le roman révèle progressivement l’instrumentalisation des émotions privées au service d’un agenda public, sur fond d’antisémitisme latent et de chasse au rouge.

Le roman est aussi une méditation sur l’éducation du jeune Nathan, pris entre plusieurs figures masculines. D’un côté, Murray, le professeur mesuré, incarnant une certaine stabilité intellectuelle. De l’autre, Ira, le militant passionné, presque doctrinaire. Et enfin, Leo, un professeur provocateur, rencontré à l’Université, qui tente de briser toutes les conventions de pensée de Nathan. Ce dernier, jeune et impressionnable, s’enthousiasme pour les idéaux sans pour autant y sacrifier sa vie : il reste un spectateur engagé, mais lucide. Son père, figure de bon sens, lui rappelle l’importance de garder les pieds sur terre.

Après la claque qu’avait représenté la lecture de Pastorale américaine, j’avoue cependant que ce roman m’a d’abord semblé un peu en retrait du précédent. Son tissu narratif a fini cependant par me séduire, et j’en sors tout enthousiasmé. Le contrepoint de Nathan et de son vieux professeur de littérature sirotant des Martini sur la terrasse en évoquant le destin tragique d’Ira, une destinée shakespearienne où la trahison nourrit la tragédie, est une trouvaille épatante qui donne l’occasion à Roth d’entremêler anecdotes, retours dans le passé, scènes de la vie quotidienne et réflexions plus larges sur l’époque. On s’y promène comme dans une mémoire en désordre. Du très grand art!

« J’ai su tout de suite qu’Eve ne pouvait pas l’avoir écrit, elle aurait été incapable d’écrire aussi mal. Elle était trop cultivée, elle avait trop lu. Pourquoi avoir laissé les Grant écrire son livre? Parce que, systématiquement, elle s’asservissait au premier venu. Car s’il est vrai que ce dont les forts sont capables est effarant, ce dont les faibles sont capables ne l’est pas moins. Tout est effarant. »

Philip ROTH, J’ai épousé un communiste (1998), traduction: Josée Kamoun, Folio/Gallimard, p.375


4 commentaires

Sandrine · 21 avril 2025 à 7 h 33 min

Je suis en train de lire « La tâche » (sans avoir lu les deux précédents de la trilogie). On trouve aussi Nathan et un vieux prof d’universitaire. Après les deux premiers chapitres, j’ai bien failli lâcher l’affaire : il est question d’un vieux de 71 ans qui prend du viagra pour parvenir à se faire sa maîtresse de 34 ans et d’un autre vieux qui lui a été opéré d’un cancer de la prostate, est incontinent et impuissant… punaise, côté sujets qui ne m’intéressent pas, on a la totale ! Et puis bon, je poursuis parce que Roth quand même, on se sort un peu des problèmes sexuels de mâles blancs dominants mais à peine…

Kathel · 21 avril 2025 à 8 h 34 min

Il me reste encore quelques romans de Philip Roth à lire, dont celui-ci. La tache est le premier que j’ai lu, donc plutôt lointain…

Dominique · 21 avril 2025 à 10 h 08 min

quand on lit ce livre on pense immédiatement au film sur la vie de Dalton Trumbo
mon préféré de la trilogie reste quand même La Tâche

Aifelle · 21 avril 2025 à 16 h 10 min

J’ai « la tâche » dans ma PAL depuis longtemps. Je me demande si je ne devrais pas commencer par les deux premiers. D’un autre côté, le commentaire de Sandrine m’inquiète un peu ..

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